Les fumigations entraînent une recrudescence des plantations de cultures illicites en Colombie
Elsa Nivia[1]
Cela fait plus de 20 ans (et non 10) que les fumigations aériennes des cultures à usage illicite ont lieu en Colombie. Les cultures à usage illicite ont commencé dans les années soixante avec la marihuana dans la Sierra Nevada de Santa Marta, et c’est là qu’ont été effectuées les premières fumigations aériennes avec du paraquat, vers la fin des années 70, avec des conséquences écologiques et sociales désastreuses.
Ces fumigations ont été fortement critiquées en Amérique du Nord, suite à la contamination de la marihuana par les résidus de paraquat, cet herbicide extrêmement toxique étant responsable de fibrose pulmonaire ; c’est probablement suite à ces pressions que la Colombie a suspendu l’utilisation de cet herbicide pour l’éradication de cultures à usage illicite, mais il semble qu’il soit toujours utilisé au Mexique. La culture de la marihuana a perdu de l’importance en Colombie, non tant à cause des fumigations, mais plutôt suite à l’essor de sa production aux Etats-Unis, où la marihuana est plantée en quantités importantes, sans qu’on applique pour autant la stratégie d’éradication forcée par des campagnes de fumigations aériennes.
En Colombie, la marihuana a été substituée en bonne part par la coca et le pavot au cours des décennies 1980 et 1990. L’éradication chimique légale a débuté en 1984 avec l’autorisation du Roundup[2] (glyphosate + POEA[3]). Par la suite, d’autres herbicides comme le tebuthiuron et l’imazapyr ont été proposés et testés; on a même proposé de répandre le champignon pathogène Fusarium oxysporum, mais les actions fortes menées par la société civile ont empêché que soient accordées les autorisations nécessaires.
La Colombie, unique pays américain où ait été approuvée une stratégie d’éradication forcée, par fumigation aérienne de Roundup et d’autres surfactants comme le CosmoFlux et CosmoInD, est également le lieu où les surfaces cultivées ont augmenté, tout particulièrement en 1999, année où le président Pastrana a annoncé le « Plan Colombie ».
Il convient ici de faire une comparaison avec le marché des produits agrotoxiques, qui ont un sérieux impact sur notre santé, notre environnement et notre économie, mais qui ont l’aval de tous les Etats dans une logique de profit, sans que les sociétés qui les fabriquent soient traitées comme des criminels.
Si l’on analyse la dynamique entre les surfaces de cultures à usage illicite identifiées et celles qui ont fait l’objet d’éradication au cours de la période 1992-2001, on peut conclure qu’en cas de fumigations, les surfaces plantées annuellement sont plus importantes, car tôt ou tard la surface éradiquée a été remplacée, voire dépassée en importance.
Pour calculer les nouvelles surfaces cultivées au tours d’une décennie, nous avons supposé que chaque année commence avec la surface nette héritée de l’année antérieure (c’est-à-dire surfaces cultivées moins surfaces éradiquées), à laquelle on ajoute les nouvelles plantations destinées à remplacer les surfaces éradiquées, et les surfaces additionnelles nécessaires pour atteindre le chiffre des surfaces identifiées pour l’année. L’influence possible des fumigations sur les nouvelles plantations de coca est présentée dans le tableau et le graphique suivants :
Nouvelles cultures annuelles de coca supposées avec fumigation, et nouvelles cultures théoriques sans éradication
Año |
Coca identifiée (hectares) |
Coca éradiquée (hectares) |
Passent à l’année suivante * |
Nouvelles cultures annuelles avec fumigations** |
Nouvelles cultures théoriques sans éradication*** |
1992 |
37.100 |
944 |
36.156 |
|
|
1993 |
39.700 |
846 |
38.854 |
3.544 |
2.600 |
1994 |
45.000 |
4.904 |
40.096 |
6.146 |
5.300 |
1995 |
50.900 |
25.402 |
25.498 |
10.804 |
5.900 |
1996 |
67.200 |
23.025 |
44.175 |
41.702 |
16.300 |
1997 |
79.500 |
44.123 |
35.377 |
35.325 |
12.300 |
1998 |
78.200 |
66.289 |
11.911 |
42.823 |
-1.300 |
1999 |
160.119 |
43.111 |
117.008 |
148.208 |
81.919 |
2000 |
163.289 |
58.074 |
105.215 |
46.281 |
3.170 |
2001 |
144.807 |
94.152 |
50.655 |
39.592 |
-18.482 |
* Cultivées moins éradiquées
** Différence entre le total d’hectares identifiées dans l’année, et celles qui viennent de l’année antérieure
*** Différence entre les hectares identifiées d’une année et celles de l’année antérieure.
La tendance observée est que toute augmentation des fumigations au tours d’une année coïncide avec des augmentations des surfaces identifiées l’année ou les deux années suivantes, le décalage étant probablement équivalent au temps nécessaire pour le déplacement des cultivateurs, la recherche de nouvelles terres, la déforestation des parcelles, la préparation des plantations et le développement initial des plantes jusqu’à ce que leur identification par satellite devienne possible.
Si cette première analyse est exacte, ce n’est qu’à l’issue des années 2002 et 2003 que l’on pourra évaluer l’impact des fumigations effectuées en 2000 et 2001 sur les nouvelles plantations de coca. Il est donc possible que si le nouveau gouvernement ne suspend pas les fumigations, en vue d’implanter de toute urgence des stratégies différentes à celles des 20 années passées, il aura perdu l’occasion d’innover en réponse à ce problème déjà vieux, douloureux et grandissant, et il ne disposera pas du temps nécessaire pour mener à bien des programmes efficaces de développement alternatif durable, programmes qui ne peuvent se développer tant qu’il y a des fumigations, et qui ne produisent pas non plus de résultats à court terme.
Ces hypothèses, nous l’espérons, apportent des éléments de réflexion afin que le pays procède à une analyse plus poussée, et à un large débat sur l’influence réelle de l’éradication chimique prévue dans le Plan Colombie, sur l’expansion des cultures à usage illicite, du narcotrafic et de la violence, en Colombie et vers les pays voisins.
La Contraloría General de la República, au travers de sa division spécialisée pour l’environnement, a effectué une évaluation pour la période 1992 – 2000 de la Politique d’éradication de cultures illicites et du Plan Colombie, en réponse à la préoccupation grandissante concernant l’efficacité des programmes et l’impact élevé sur l’environnement et la santé des populations. Le rapport débute par un résumé très clair de la problématique : « En Colombie les cultures destinées à des usages non licites apparaissent dans le cadre de conditions structurales propices à leur développement : marginalité et crise permanente du secteur agricole, associée à des éléments relatifs à l’accès, la propriété et l’utilisation des terres. Les paysans et colons des régions échappant à la protection de l’état, avec des indices très bas de qualité de la vie, sans services publics ni infrastructure d’encadrement de leur développement, et qui, préoccupés par leur survie et face aux faibles rendements des cultures traditionnelles, trouvent dans les cultures à usage illicite une bonne opportunité, sans avoir à se préoccuper de trouver des marchés ou de mettre en place des structures de distribution, puisque ces tâches sont réalisées par d’autres maillons de la chaîne, le tout dans le cadre d’une demande constante de substances narcotiques. »
Des plaintes auprès des Personerías municipales ainsi que d’autres entités, et qui sont relayées vers la Defensoría del Pueblo à Bogotá, indiquent que les fumigations au glyphosate, destinées théoriquement à éliminer les plantations de coca et de pavot, ont également causé des dommages sur les populations et leur environnement. Des milliers de personnes, et des dizaines de milliers d’hectares de cultures vivrières ont été détruites. La santé de milliers de personnes a été affectée. Par ailleurs, on ne doit pas éliminer l’éventualité d’effets à long terme, encore inconnus.
A propos du Plan Colombie, on affirme que le pourcentage de ressources destinées au développement alternatif est infime (8% du montant apporté par les USA), de telle sorte que les objectifs resteront du domaine de la théorie, et que les actions réelles sont en majorité de l’assistanat, de nature peu durable, orienté vers de l’aide et non pas vers l’autogénération de ressources. De plus, l’éradication forcée n’a, jusqu’à présent, pas diminué l’expansion des cultures illicites, bien au contraire, elle semble les avoir stimulées. Quant au volet environnement du Plan Colombie, le rapport cité conclut qu’il « n’est pas abordé comme il aurait dû l’être ».
En mai 2002, le gouvernement des Etats-Unis a prouvé le détournement de 2 millions de dollars des fonds destinés aux fumigations. L’enquête a permis de mettre en évidence des irrégularités comme des voyages non autorisés, des compagnies apparemment de pure façade, l’importation de rations de campagne non nécessaires, des achats excessifs de pièces de rechange ou de carburant, des gaspillages, des surcoûts et une gestion des ressources inefficace. Ces irrégularités ont été clairement décrites par le chef du département des affaires andines du Département d’Etat des USA, Mr Chicola, dans une interview accordée au programme “La Noche” sur la radio RCN le 15 août 2002. Mr Chicola s’est par ailleurs montré serein, confiant que quelques ajustements administratifs suffiraient à améliorer les contrôles par le futur. La somme de 2 millions de dollars lui semblait même minime en comparaison de l’aide apportée par les USA, dont 80% à 90% consiste en équipements comme des hélicoptères et autres, que les USA achètent directement, et la partie correspondant aux programmes sociaux est gérée en collaboration étroite entre les USA et les entités compétentes.
L’argent destiné à l’inutile éradication chimique et à la corruption, même s’il ne représente pas grand chose pour le gouvernement des USA, serait néanmoins beaucoup plus utile s’il était affecté au développement durable dans les campagnes, et à l’amélioration de la qualité de vie des communautés rurales, avec une suspension totale des fumigations.
[1] Ingénieur agronome, licenciée en biologie et chimie. Directrice exécutive de RAPALMIRA. PAN-Colombia. Cali.
[2] La marque commerciale Roundup est une famille d’herbicides produits par Monsanto, composés de glyphosate (ingrédient actif) et du surfactant POEA. Les différences entre les différentes formules tiennent à la concentration en glyphosate et/ou de POEA, ou dans la proportions d’amines. On peut également y adjoindre d’autres surfactants sans en faire état, sous le sceau du secret comercial.
[3] POEA désigne le surfactant polyoxyéthyl amine contenu dans toutes les formules du Roundup, ainsi que dans d’autres herbicides à base de glyphosate. Le POEA est un mélange d’amines etoxylées dérivées de graisses animales, 5 fois plus toxique que le glyphosate.
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