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De l’expropriation des terres à la narcoagriculture
Problématique des paysans de l’Amazonie colombienne
Henry Salgado[*]
Pour discuter des problèmes auxquels sont confrontés les paysans de la région amazonienne et des impacts de la « cocalisation » de l’agriculture, il faut concevoir une lecture qui permette de comprendre tant les causes qui ont provoqué de grandes migrations vers cette région, que les difficiles conditions de leur arrivée dans la forêt. Nous pensons qu’il est très compliqué de trouver des solutions aux cultures illicites si l’on ne connaît pas les contextes sociaux, politiques et économiques qui ont facilité leur émergence. Ce n’est qu’à partir d’une profonde analyse du contexte général et des raisons qui ont mené les paysans à adopter ce type de culture, que nous pourrons à moyen et à long terme concevoir et construire des politiques qui permettront de répondre dans son ensemble à la problématique du paysan amazonien.
On parle beaucoup des cultures illicites dans l’actualité mais peu des paysans. La drogue est le thème central des débats que mènent de nombreux universitaires et hommes politiques. Malgré cela parmi ceux qui analysent et étudient la réalité amazonienne, certains pensent que les problèmes de drogue ne sont qu’un contexte qui affecte de façon préoccupante les populations de la zone : les populations indigènes et les paysans arrivés dans cette région depuis plus de 40 ans.
Nous avons voulu saisir cette occasion pour nous arrêter sur la problématique des paysans amazoniens et apporter quelques éléments pour sa meilleur compréhension. La coca est arrivée dans l’économie amazonienne comme stratégie de survie qui bien que revêtue de criminalité, leur permettait de se reproduire biologiquement, socialement et culturellement. Cela n’a pas été facile pour eux de passer dans l’imaginaire social de paysan exproprié de sa terre à « narco-agriculteur », et ils ont du mal à accepter ce changement. Les paysans depuis de leurs organisations se battent pour dé-construire cet imaginaire qui peu à peu les a transformés en délinquants, niant leur culture, leur société, leurs valeurs, leur façon de sentir et d’être. Les paysans s’efforcent au travers de moyens d’organisation et de communication d’expliquer les problèmes structurels qui les frappent et les raisons qui les ont amenés à cultiver de la marihuana et de la coca ; malgré tout, leurs arguments ne sont pas écoutés. Ils affrontent un Etat qui les a condamnés à la marginalisation depuis plus d’un siècle et actuellement une société de plus en plus insensible et fermée à leurs raisonnements et propositions.
Nous commençons cet article avec une rapide synthèse des lois agraires que l’Etat colombien a promulgué depuis la fin du XIX ème siècle, afin de démonter que ces lois se sont orientées de façon à faciliter les processus de concentration et d’exploitation capitaliste des terres d’une part, et d’autre part afin d’expulser les paysans vers des espaces géographiques inhospitaliers et éloignés de la vie économique et politique du pays. Par la suite nous décrivons les stratégies de survie mises en place par les familles paysannes pour se maintenir dans les terres forestières et les conditions structurelles qui les ont amenés à adopter les cultures illicites à la fin des années 70. Enfin nous discutons les alternatives offertes pour résoudre les problèmes présents dans les zones de colonisation. L’idée qui nous anime dans cette dernière section est de montrer que même si une meilleure connaissance des écosystèmes amazoniens et de meilleures connaissances techniques sont d’importants aspects de la question, ils ne peuvent résoudre à eux seuls la grave problématique à laquelle est confrontée le paysan amazonien. Nous pensons qu’il est nécessaire de lancer dans la région un véritable développement rural, c’est à dire un processus social, culturel, économique et politique, qu’accompagnent de profondes transformations dans la structure de possession de la terre située à l’intérieur de la frontière agricole.
Depuis la fin du XIX ème siècle l’Etat colombien a fomenté une série de politiques agraires qui favorisent à la fois le renforcement de unités d’exploitation agricoles grandes et moyennes, et à l’annulation ou réorientation de la pression paysanne sur les terres fertiles et productives situées dans les cordillères et dans les vallées transandines.
Au XIXème siècle les politiques de jachères (friches) cherchèrent à agrandir la frontière agricole afin de valoriser des terres, très fertiles et avec un bon potentiel productif, qui se trouvaient à l’intérieur de la forêt. Dans la mesure où l’insertion de la Colombie dans le monde capitaliste était basé sur l’exportation de matières premières et de produits agricoles, la bourgeoisie du XI ème développa une grande politique d’extension des fronts de colonisation qui lui permit d’élargir sa base productive. Comme le signale LeGrand, ce processus d’intégration de nouveaux territoires et d’élargissement de la frontière agricole s’est basé sur l’expropriation des terres mises en valeur par les paysans[1]. Dans une dynamique de type « tu défriches et j’occupe », la bourgeoisie agraire du XIX attendait que le paysan défriche la forêt et valorise la terre avec son travail et ses produits avant de l’exproprier. S’appuyant sur des droits légaux au travers de documents scellés octroyés par la couronne espagnole au cours du XVI et XVII ème siècle, ces trafiquants de terre s’appropriaient ce que le paysan avait acquis par son travail.
Malgré la loi 61 de 1874 et la loi 48 de 1882 qui introduisaient un critère selon lequel la propriété s’acquérrait par la culture, indépendamment de sa superficie, lorsque les paysans voulaient faire les démarches pour obtenir un titre de propriété, ils se trouvaient face à des obstacles administratifs et financiers qui empêchaient ces démarches d’aboutir. Les classes sociales moyennes et élevées, qui possédaient le contrôle des structures juridico-administratives et les ressources économiques, avaient beaucoup plus de facilité pour obtenir les titres de propriétés des terres en friches.
Les grands propriétaires de la fin du XIXe et du début du XXe utilisèrent pour exproprier les terres les mécanismes légaux déjà signalés ainsi que la menace, l’extorsion, la clôture de grands extensions déjà valorisées par le travail paysan. Ils eurent également recours au système du métayage, dans un effort pour garder la main d’œuvre paysanne qui, poussée par les lois agraires de l’époque, migrait vers de nouveaux territoires. Ils établissaient avec le paysan un contrat de location qui lui attribuait la possession d’un bout de terre à l’intérieur des terrains de l’exploitation . Cependant ces relations sociales pré-capitalistes établies à l’intérieur des propriétés provoquèrent en peu de temps d’importants conflits. Dans les années 20 les paysans commencèrent à faire pression pour qu’on leur laisse cultiver des produits commerciaux sur leurs parcelles, puis radicalisant leurs exigences, ils commencèrent dans les année 30 à se battre pour la propriété même des terres.[2]
Le gouvernement colombien, en réponse à certaines exigences des paysans et suivant un modèle de substitution des importations, a élaboré dans les années 30 et 40 des lois agraires (la Loi 200 de 1936, puis la Loi 100 de 1944) destinées à freiner les revendications paysannes et à faire pression sur les propriétaires de terre latifundistes pour donner à leurs exploitations une orientation plus tournée vers l’entreprise.[3]. Avec ces mesures, beaucoup de paysans métayers furent expulsés et obligés à émigrer soit vers les villes où se réalisaient d’importants travaux d’infrastructures, soit vers de nouvelles zones frontières.
Ce modèle agraire de modernisation capitaliste et de concentration des terres, et l’expulsion de secteurs paysans vers de nouveaux territoires, a été accompagné dans les années 50 par d’importants conflits socio-politques. Face à la détérioration sociale provoquée par la violence de ces années-là, et en réponse aux pressions du gouvernement des Etats-Unis pour contrecarrer les influences de la révolution cubaine, le gouvernement colombien a publié la loi 135 de 1961 au travers de la quelle il réglementait une « Réforme sociale agraire » qui acceptait l’idée de créer des unités de production familiales à côté des grandes unités des propriétaires terriens. Alors que les grands propriétaires, face à la menace d’expropriation que représentait la Loi 135, commencèrent à moderniser leurs grandes exploitations et chasser tout reste de métayage, les économies paysannes voyaient se fermer de plus en plus les portes du crédit à la production agricole, et se voyaient obligées à augmenter les flux migratoires de la campagne vers la ville ou à intensifier l’occupation de nouveaux territoires.
Machado indique que le taux de concentration de la propriété a augmenté entre 1960 et 1970 malgré une abondante législation agraire promulguée autour de la loi 135 en 1961, qui ne fut qu’une réforme légale sans application réelle. Les exploitations de moins de 10 hectares diminuèrent en nombre et en superficie, les unités moyennes se maintinrent mais perdirent de l’importance dans l’ensemble, pendant que les catégories moyennes-hautes (20- 50 hectares) et hautes (+ de 50 hectares), augmentèrent en nombre et en superficie, en particulier les plus grandes. Le développement au travers de grandes unités de production continuait à s’imposer et les relations pré-capitalistes devenaient peu importantes dans le panorama agricole[4]. Afin d’accélérer la transformation capitaliste de l’agriculture, le gouvernement promulgua la Loi 1 de 1968 . Cette loi insistait sur l’attribution des terrains mal exploités et stimulait l’organisation paysanne.
Ce scénario agraire, combinaison de pressions gouvernementales destinées à renforcer l’exploitation capitaliste des grandes et moyennes étendues, d’organisation du monde paysan et de menaces de redistribution des terres, fut freiné par les partis traditionnels et les grands propriétaires terriens lors de l’Accord de Chicoral. Cet accord mettait fin aux menaces de redistribution des terres. Suarez fait remarquer qu’à Chicoral, un accord entre le gouvernement et les grands investisseurs agricoles s’est dessiné afin de soutenir une stratégie de développement qui détruisit le cadre législatif sur lequel s’appuyait la redistribution des terres et réussit, grâce à l’isolement d’une ligne pro gouvernement de l’ANUC (Association nationale des utilisateurs paysans), à diviser le mouvement paysan. Les lois 4 et 5 de 1973, qui ont mis en forme les accords de Chicoral, n’ont pas seulement immunisé des terrains contre toute possibilité de saisie par l’Incora, ou dans le cas contraire en garantissait un bon prix, mais elles ont aussi établi des mécanismes favorables à leur mise en culture[5].
Le modèle agraire colombien s’est donc appuyé sur un cadre légal qui a créé les conditions politiques et économiques pour consolider les grandes entreprises agricoles et incorporer dans le processus productif des terres non exploitées, notamment celles des nouvelles frontières de colonisation générées par le processus de concentration des de la propriété: la région du Darien Antioqueno, la basse vallée du Cauca, le massif andin du nœud du Paramillo, la serrania de San Lucas et la vallée du fleuve Magdalena, la région de Tunebia /Sarare, le bas versant septentrional du fleuve Magdalena, les savanes de Casanare et la région amazonienne, entre autres.
Même si les années 50 ont généré d’importantes migrations vers différentes régions du pays, c’est dans les années 60 et 70 que la migration forcée de paysans s’est accentuée vers des régions inhospitalières et méconnues. Un fort contingent de ces paysans s’est déplacé vers la région amazonienne, en grande partie, mais pas seulement, vers ce que l’on a appelé l’Amazonie occidentale qui comprend les départements du Caqueta, du Guaviare et du Putumayo. Pour connaître les conditions dans lesquelles ces paysans sont arrivés dans cette partie de la forêt amazonienne, nous allons nous arrêter un instant sur les stratégies de survie qu’ils y ont développé.
Les causes qui expliquent les nouvelles vagues migratoires de la zone andine, des vallées interandines et du piémont llanero vers l’Amazonie occidentale sont variées. Les nouveaux et les anciens migrants donnent plusieurs raisons : la possibilité d’exploiter les ressources forestières, de « tenter sa chance », de participer aux activités pétrolières, de rejoindre des parents ou des amis, d’amasser de l’argent, de créer une exploitation, ou bien de chercher un emploi auprès des différentes organisations de l’Etat présentes dans la région. Malgré tout, même s’il est indiscutable qu’il existe des raisons personnelles qui ont un certain impact sur la psychologie du migrant, il faut noter qu’il existe des raisons d’ordre structurel, comme nous l’avons vu dans le paragraphe précédent, qui forcent au déplacement. Il ne s’agit pas de personnes qui de leur propre initiative ont décidé de se confronter à un espace social et naturel nouveau et inconnu. Il ne s’agit pas non plus d’aventuriers ou de conquérants comme le laisserait entendre l’expression « tenter sa chance ». Nous parlons de personnes de conditions économiques précaires qui ont été expulsés de leur lieu d’origine y qui cherchent désespérément un endroit où pouvoir se reproduire biologiquement, socialement et culturellement.
Les processus d’occupation social de l’Amazonie ne peuvent donc être considérés comme un phénomène autonome, isolé d’un tout social qui l’a engendré. Il est important de tenir compte, pour comprendre ces grands mouvements migratoires, non seulement de la liste des arguments que l’individu migrant développe lorsqu’on le questionne sur sa présence dans la région, mais encore des causes structurelles qui l’ont obligé à se déplacer d’un espace géographique vers un autre. Aragon, qui a étudié les processus migratoires dans l’Amazonie brésilienne, a montré que la décision de migrer est plus une décision collective, assumée par le groupe familial comme un élément de sa stratégie de survie, qu’une décision individuelle. Pour Aragon le concept de stratégie de survie se réfère en général aux activités au travers desquelles la famille cherche son équilibre entre ses nécessités, la force de travil disponible et les possibilités offertes pour obtenir les ressources nécessaires à la reproduction biologique, sociale et culturelle du groupe[6].
Des personnes originaires de tous les coins du pays se sont installés dans la région amazonienne. Dans chaque histoire il est fait référence aux différents lieux habités avant d’arriver dans la région. Il s’agit de paysans qui depuis les années 50- 60 sont passés de frontière en frontière sans trouver de lieu suffisamment sûr pour pouvoir s’y installer. Pour beaucoup de paysans-colons, la région amazonienne a été la dernière tentative, pour d’autres une de plus. Expulsés par la forte pression sur la propriété de la terre, par la constitution de grandes unités agro pastorales, par l’incapacité du minifundio à se reproduire, par des processus de restructuration agricole lancés par l’Etat, par les conflits socio-politiques qui ont frappé la Colombie et/ou par les échecs des colonisations organisées par l’Etat, les groupes d’immigrants arrivèrent sur place chargés d’expériences et avec les espoirs propres à tout paysan agriculteur.
En tant que paysans-agriculteurs, ils se sont tout d’abord installés près des pistes ou des voies fluviales, qui leur permettaient d’avoir accès au village le plus proche, car loin de penser reproduire une économie de stricte autoconsommation, les colons arrivèrent avec l’idée de développer une production commerciale qui leur permettrait d’entrer sur le marché et de participer à l’économie nationale. Leur patron d’installation a donc été linéaire ; ils se sont établis avec leurs familles le long des pistes ou des chemins accessibles aux chevaux et, s’ils étaient trop à l’intérieur de la forêt, le long des axes fluviaux de la région.
Il ne s’agit pas d’hommes seuls, nous parlons bien de familles entières qui déménagèrent et se trouvèrent face à des territoires et des écosystèmes inconnus. Pour pouvoir commencer à vivre dans la région, ils durent tout d’abord construire leur maison –qui ne fut au départ qu’un cambuche – construire leur moyen de transport, fabriquer beaucoup de leurs outils de travail et de chasse, défricher la forêt et commencer des cultures vivrières. A partir du moment où le colon décida de fundarse (s’installer) une dure période commença du lever au coucher du soleil. Il n’y eut pas de repos, tout le temps employé à s’installer fut rempli d’innombrables journées de travail harassant durant lesquelles l’aide de ses enfants, de sa femme et parfois d’un voisin fut vital. Après l’abattage et le brûlis de la forêt, les premières cultures furent vivrières. Avec ces cultures, la chasse, la pêche et l’élevage de cochons et de poules, ils arrivèrent au niveau d’autosubsistance nécessaire pour pouvoir se reproduire et continuer le processus de valorisation de leur terre.
Les colons ont reproduit dans les forêts humides d’Amazonie les pratiques de production apprises dans leur lieu d’origine. La collaboration des indigènes n’a été recherchée que de manière très conjoncturelle. Lo logique initiale était d’apprendre à pêcher et à chasser pour subvenir aux besoins de la famille et c’est là où la population indigène fut d’un grand soutien, mais le but était de transformer les bois en pâturages. Face au milieu naturel, leur comportement n’a pas été celui de connaître et de s’adapter aux exigences d’une nature jusqu’alors méconnue, mais plutôt d’adapter la forêt tropicale aux modèles économiques et productifs des Andes ou des plaines des llanos.
Mais au moment de leur arrivée, ces idées n’étaient que des rêves lointains pour ces colons. Il s’agissait pour la plupart d’hommes et de femmes qui, dans leur lieu d’origine, possédaient des terres et des cultures proches de centres de marché, et qui pour diverses raisons d’ordre structurel et/ou des problèmes individuels, n’eurent guère d’autre possibilité que de se déplacer vers les confins de la frontière agricole. Il s’agissait de recommencer à nouveau, de travailler dur pour pouvoir consolider de nouveau une unité de production paysanne[7] qui leur permette de se reproduire familialement socialement et culturellement.
Les colons étaient confrontés à beaucoup de problèmes et les possibilités que leur offrait la région pour s’intégrer favorablement dans la dynamique économique nationale étaient réduites. Le manque de titres, l’absence de voies de communication en bon état pour les relier facilement aux centres de consommation de l’intérieur du pays, le mauvais état des voies intercommunales et le coût élevé du transport, la grande distance et la lenteur du transport fluvial, le manque d’installations pour la réception et le stockage approprié des produits, entre autres, furent de véritables obstacles au développement communal et régional. Ces facteurs ont déterminé, d’un côté, la perte d’enthousiasme de beaucoup de paysans-agriculteurs, qui voyaient une fois de plus frustrés leurs espoirs de créer une petite exploitation et de rester dans la région, et de l’autre l’adoption à la fin des années 70 et au début des années 80 d’« économies d’arrière-garde »[8], celles de la marihuana[9] et de la coca (Erythroxylon coca), respectivement.
Arriver aux confins de la frontière agricole, après avoir entretenu un bout de terre et avoir essayé une ou plusieurs fois de s’installer, n’a pas été facile. Aux sentiments de frustration quotidiens s’unirent la rancœur et le désaccord. Malgré la connaissance des effets nocifs pour la santé liés à la consommation de drogues hallucinogènes, et les discours juridiques qui promettaient de durs châtiments à ceux qui s’impliquaient dans la narco-économie, les paysans ont fini par s’y impliquer malgré tout : les cultures illicites constituaient leur seul espoir.
Ce ne fut pas facile cependant, individuellement ou collectivement, de surpasser les problèmes moraux, religieux et familiaux qu’amenèrent ce type de cultures. Dans les foyers des colons les disputes pour ou contre la narco-agriculture ne se firent pas attendre. Malgré tout l’argument le plus radical qui faisait taire les sentiments religieux et moraux fut celui né du désespoir et de la misère : « Si on ne vit pas de la coca, de quoi allons nous vivre !!! » Ce fut l’ultime argument qui commença à légitimer les premiers pas vers la « cocalisation » de l’agriculture amazonienne.
La coca est apparue pour les colons de l’Amazonie comme une stratégie de survie. Malgré leur connaissance des impacts négatifs sur la santé humaine, la jeunesse, la structure même des sociétés, les colons n’avaient pas d’autres possibilités, c’était leur seule option. A propos de ces mécanismes de survie Canetti note : « Le moment de survie est le moment du pouvoir. L’épouvante face à la vision de la mort, se transforme en satisfaction, puisque ce n’est pas nous le mort. Lui gît, le survivant est debout. C’est comme s’il y avait eu un combat et que si soi-même on avait vaincu le mort. Dans la survie, chacun est ennemi de l’autre ; en comparaison avec ce triomphe élémentaire, toute douleur est peu de chose. Il est cependant important que le survivant soit seul face à un ou plusieurs morts. Il se voit seul, se sent seul, et quand on parle du pouvoir que ce moment confère, il ne faut jamais oublier qu’il dérive de son caractère unique, et seulement de cela. Tous les désirs humains d’immortalité contiennent un peu de ce sentiment de survie. L’homme veut non seulement être pour toujours ; il veut être alors que les autres ne sont plus. Chacun veut vivre plus vieux que les autres et le savoir, et lorsque lui-même il ne sera plus, être connu par son nom ».[10]
La coca a eu un impact important sur beaucoup de familles arrivés dans la région dans le but de consolider une économie paysanne réellement articulée avec les dynamiques économiques régionales et nationales. Ces familles ont souffert d’importantes modifications de leur structure. Pendant que la femme se consacrait à l’élaboration de nourriture pour la famille et les travailleurs journaliers impliqués dans la culture de la coca et dans le traitement de la base de cocaïne, les enfants, dès qu’ils ont été en âge de travailler, sont devenus salariés dans les champs, soit dans l’unité agricole familiale[11], soit chez un proche voisin. Les enfants se consacrent au ramassage des feuilles de coca que les « raspadores » (cueilleurs de feuilles de coca) laissaient par terre. De cette façon, les nouvelles générations de paysans commencèrent à intérioriser de nouvelles références symboliques et normatives très associées à l’économie de marché.
Il est important de faire remarquer que dans la dynamique familiale qui résulte de la monétarisation des économies paysannes, la femme a été le seul membre qui n’intègre pas de relations salariées. Même si les activités domestiques de la femme ont augmenté en raison de l’augmentation du nombre des convives, cela n’a pas voulu dire qu’elle commençait à gagner de l’argent. Le chef de famille (presque toujours un homme) établissait un contrat oral avec les travailleurs journaliers et continuait à se charger de l’économie du foyer. L’argent, les bijoux en or et les vêtements que recevait la femme de la part du chef de famille étaient considérés comme étant de l’ordre de l’affectif et des relations conjugales. Les relations homme-femme ne changèrent pas et les relations traditionnelles de domination et d’inégalité continuèrent à prédominer.
Avec l’intégration de cultures illicites dans l’agriculture amazonienne, les familles paysannes les plus éloignées des voies de circulation et des centres de marché commencèrent à avoir de forts taux de rentabilité. Ce phénomène, qui va à l’encontre des théories économiques traditionnelles, a été caractéristique des zones de coca. Bedoya, qui a analysé le phénomène d’expansion de la culture de la coca dan l’Alto Huallaga (Pérou) signale qu’avec la coca les plus riches étaient ceux qui vivaient le plus éloignés des routes, et les plus pauvres ceux qui continuaient à pratiquer une agriculture commerciale légale ou une agriculture de subsistance.[12]
Le développement de la narco-agriculture provoca des excès de liquidités et une dépendance du marché extérieur pour l’approvisionnement en aliments, dû à la réorganisation des facteurs de production paysanne (terre, technologie, force de travail familial et production agricole) en faveur de la coca. Ces phénomènes, à leur tour, ont eu pour conséquence une forte inflation des produits de première nécessité, de l’alcool, des articles de luxe et des fournitures agricoles. Le recours traditionnel à la force de travail familial ou de réciprocité, propre aux économies paysannes, fut rapidement absorbé par une économie dans laquelle la main-d’œuvre devint essentiellement salariée. Les cultures illicites et les hauts revenus qu’elles produisaient poussèrent en outre les travailleurs journaliers a réclamer des salaires élevés.
Le processus de mercantilisation de la main-d’œuvre détériora les niveaux de solidarité entre paysans et détruisit les relations entre parents et compères qui s’étaient créé lors des premières installations, et devint de plus un sérieux obstacle pour le développement d’une organisation des paysans, que ce soit au niveau du quartier ou de la commune .Dans la mesure où la culture de la coca permettait à chaque famille de résoudre de façon satisfaisante ses besoins de reproduction sociale et biologique, les problèmes collectifs liés au manque de voies de communications, de crédit, d’assistance technique, d’eau, d’électricité, entre autres passèrent au second plan dans l’ordre des problèmes à résoudre. Par exemple la coca –concrètement la pâte base de la cocaïne, qui est un produit léger qui ne nécessite pas de moyen de transport lourd, ni de paiement de fret- a conduit à faire passer au second plan l’absence de voies de communication. Le paysan se déplaçait tout simplement à dos de mulet, à pied ou avec une pirogue équipée d’un moteur hors-bord, vers le lieu où se tenait la transaction commerciale.
Certains paysans de la région signalent qu’avec la culture de la coca beaucoup d’hommes de la région ont abandonné la machette et leurs activités agricoles habituelles pour s’employer entièrement a l’arrachage de feuilles de coca et à transformer la pâte base de la cocaïne. Même si certains conservèrent quelques hectares de cultures de subsistance, d’autres, pris par le désir de s’enrichir rapidement, consacrèrent tous leurs moyens de production à la coca. Ce sont ces derniers qui ont été les plus touchés par la crise de la production de coca qu’ont vécu les départements du Caqueta, Putumayo et Guaviare en 1983 et mi 1984. Durant cette période la plantation, la récolte et le traitement de la coca diminua dans la région. Beaucoup de colons migrèrent, le commerce se retira et beaucoup de propriétés furent abandonnées. Ceux qui résistèrent furent ceux qui, cultivateurs ou non de coca, avaient maintenu leurs productions agricoles légales d’autoconsommation et de commercialisation.
La logique économique paysanne de produire pour consommer a fonctionné avec force en Amazonie durant l’économie de la coca. Même s’il existe des cas où les bénéfices tirés des cultures illicites ont été réinvestis par les familles dans l’élevage et dans l’achat de nouveaux terrains ruraux et urbains, pour la majorité des colons, cet argent servit à augmenter leur consommation. Ces importants flux d’argent, au lieu de former un capital, furent utilisés et le sont encore comme de l’argent amassé que l’on dépense le week-end, de préférence dans les bars et les lieux de prostitution à la chaleur de la musique de Dario Gomez, Luis A. Posada ou de Charrito Negro, qui sont leurs chanteurs préférés. Cet argent amassé est aussi investi en bijoux en or et articles de luxe qui permettent au paysan d’acquérir un certain prestige social. Avec leurs bijoux en or et leur fièvre de consommer, ils font connaître à leurs compatriotes la source économique de leur éphémère réussite.
Il faut remarquer que dans la région amazonienne, la « cocalisation » de l’agriculture n’a pas donné lieu à une « dollarisation de l’économie régionale », contrairement à ce qui s’est passé dans le Alto Huallaga (Pérou), et dans le Chapare (Bolivie). Les transactions commerciales qui se font en dollars sont peu nombreuses et n’ont pas eu un impact important sur la structure sociale de la région. Pour les paysans, recevoir des dollars en échange de la pâte de coca, cela implique l’obligation de faire une nouvelle transaction -changer les dollars en pesos- et généralement des pertes[13].
Prisonniers de la nécessité et coincés par la pauvreté, les paysans qui arrivèrent dans la région amazonienne dans les années 60 et 70 se transformèrent en narco-agriculteurs. Malgré tout ce nouveau statut social, et l’imaginaire qui lui est lié, ont été rejetés en permanence par les paysans de la région eux-mêmes. Depuis les années 80, les paysans amazoniens, au travers de différentes organisations –syndicats, coopératives et assemblée d’action communales-, ont proposé au gouvernement des alternatives aux cultures illicites et ont offert des solutions possibles face aux multiples problèmes qui se posaient aux régions de colonisation. Les revendications paysannes ont bien reçu une réponse de l’Etat, mais ce furent de timides investissements socio-économiques et un appui financier important aux campagnes de fumigation et de militarisation de la société amazonienne. On a donné un traitement militaire à une problématique essentiellement sociale[14].
Alors que le cadre légal agricole avait réussi à lancer et à développer l’exploitation capitaliste des terres de grandes et moyenne importance situées dans les montagnes et les vallées inter-andines et faire reculer la frontière agricole, les nouvelles mesures agricoles postérieures aux lois 4 et 5 de 1973 ont surtout tenté de régulariser les nouveaux fronts de colonisation. A cet effet furent élaborés des plans gouvernementaux tels que le Plan national de réhabilitation (PNR) ou les plans de substitution et d’éradication des cultures illicites, afin de mitiger les problèmes apparus sur les nouveaux territoires, tels que la violence sociale et politique, l’occupation désordonnée de la frontière agricole et l’adoption par les paysans de cultures illicites (marihuana et coca).
Les dangers, pour la bourgeoisie propriétaire terrienne, de possibles réformes agraires et de redistribution des terres, ont été écartés par le gouvernement colombien, grâce à des mesures législatives. Dans les années 80, les nouvelles législations agraires étaient à l’unisson des nouveaux idéaux néo libéraux que la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International commençaient à promouvoir et à imposer en Amérique latine. La loi 35 de 1982 et la loi 30 de 1987 intégrèrent le thème d’une réforme agraire par le biais du marché des terres. Avec ces lois, les propriétaires terriens avaient tout intérêt à vendre des terres de faible rentabilité et productivité à l’Incora.
Ces lois non seulement offrirent la possibilité à beaucoup de propriétaires de se débarrasser de terres peu fertiles, mais de plus elles créaient moins de conflits pour les élites régionales et la classe politique. Ce nouveau concept de réforme agraire a été incorporé de manière explicite dans la loi 160 de 1994[15]. Avec cette loi, l’Etat se désintéresse du problème de la structure de la propriété du territoire et laisse au marché le soin de résoudre le problème de la terre paysanne. Après avoir garanti à travers la législation agraire l’accumulation et la concentration de grandes extensions de terres entre les mains de peu de propriétaires terriens, l’Etat finit par ne plus s’occuper des demandes de terre émanant des paysans et par proposer des programmes dont l’impact réel dans les zones de colonisation était faible.
Comme on peut le remarquer dans cette brève synthèse, les « réformes agraires » développées par l’Etat colombien, au lieu de résoudre les problèmes de terre des paysans, ont favorisé la concentration des terres. Avec ces « réformes » les paysans ont été spoliés de leurs terres et obligés d’entreprendre des processus de migrations vers de nouveaux territoires inhospitaliers où la logique capitaliste était aussi présente. Dans ces territoires la logique du tu défriches et moi j’occupe a aussi joué son rôle. Dans les zones de colonisation des années 60 et 70 on a encouragé des processus d’expropriation de la terre et du travail paysan. Actuellement, la région amazonienne se trouve confrontée à un processus d’accumulation de terres et de transformation en prairie d’immenses superficies. Comme dans les années 50, dans ces territoires les conflits socio-politiques et militaires augmentent et provoquent de nouveaux déplacements de paysans. Quand le paysan pense avoir trouvé une solution à son problème de terre dans les nouveaux territoires, il est de nouveau confronté à une logique de guerre qui semble faite pour le dépouiller des terres mises en valeur par son travail. Mais la forêt a ses limites et les nouveaux territoires qui peuvent s’intégrer à la frontière économique et politique sont peu nombreux. Le problème est toujours d’actualité. Les grandes unités agro-pastorales sont concentrées entre peu de mains, le paysan manque de terres, il est condamné à la solitude et à la marginalisation.
Le conflit agraire, loin d’avoir trouvé une solution, continue. Nous faisons face à un conflit qui chaque jour devient plus profond et plus complexe. D’un côté, dans les territoires de colonisation amazonienne est né et s’est développé un mouvement armé essentiellement paysan -les forces armées révolutionnaires de Colombie FARC- dont la base sociale et politique est assez importante[16], et d’un autre côté les cultures illicites –qui auraient pu être bloquées dès le début par des freins institutionnels- sont devenues un problème ingérable tant pour le gouvernement colombien qui n’a pas eu la volonté politique nécessaire pour apporter une solution, que pour les paysans, qui ont fini par devenir le maillon faible d’un grande économie qui a touché les variables macro-économiques du pays et pénétré les structures politiques de l’Etat.
Actuellement la région de l’amazonie colombienne est un des épicentres les plus importants de la violence socio-politique à laquelle le pays est confronté. Pour beaucoup d’analystes, cette violence s’explique par la présence d’acteurs armés comme les FARC et par celles des cultures illicites. Cependant le conflit armé actuel a des racines plus profondes et structurelles, comme nous l’avons démontré dans les lignes précédentes. Marc Chernick note à ce propos : « les racines de la violence contemporaine sont beaucoup plus profondes que le boom actuel de la drogue ; elles proviennent de conflits sociaux incrustés depuis longtemps, en particulier à la campagne, et dont la solution a été repoussée durant des décennies. Le narcotrafic a probablement augmenté et accéléré la violence, mais ne l’a pas créée[17].
Pour les théoriciens tels que Findley[18] et Moran[19], les succès ou échecs des processus de colonisation spontanée ou dirigée, sont fonction de la réelle articulation entre le lieu de colonisation et le centre de marché, du développement de politiques cohérentes et d’une bonne connaissance du milieu amazonien.
Selon Findley –qui évalue les processus de colonisation au Brésil, en Colombie et au Pérou- le passage de la phase de colonisation durant laquelle le colon commence à défricher et à établir des cultures de subsistance, à la phase de consolidation durant laquelle s’établissent des cultures commerciales, doit être assuré par la mise en place de mécanismes correcteurs tels qu’une restructuration du marché en faveur des agriculteurs des frontières, le développement d’une infrastructure forte qui articule l’intérieur de la zone frontalière avec les régions de colonisation, le développement d’autres possibilités d’emploi dans les zones de frontière et une ré-orientation de la production vers le développement durable.
Ces recommandations doivent faciliter ce que Findley considère comme une solution au développement rural et qui consiste à développer dans les zones de colonisation des programmes de développement rural intégré (DRI). Bien que Findley reconnaisse implicitement que les programmes de colonisation et les programmes DRI ont des conceptions différentes, ce qui l’intéresse c’est que tous deux sont orientés vers la solution de problèmes tels que l’appauvrissement des familles paysannes et de la terre, le manque de possibilités d’emploi rural et les faibles revenus, les grandes migrations rurales vers les villes, l’usage inefficace des ressources naturelles et l’incapacité à satisfaire les besoins basiques de l’homme.
D’un autre côté, bien que de façon moins technique que Findley, Moran, s’appuyant sur des études effectuées au Brésil, argumente que l’échec de tant de colonisations amazoniennes s’explique par les promesses utopistes faites aux colons par les gouvernements et la mauvaise adaptation au milieu naturel . Pour Moran la conservation de la forêt tropicale humide et la survie des communautés natives dépendra des actions politiques entreprises et de la recherche scientifique. Moran soutient qu’une connaissance appropriée des caractéristiques du système amazonien permettrait de développer des politiques agricoles qui à la fois conserveraient le milieu, respecteraient l’homme amazonien et aideraient à stabiliser les colons actuellement installés dans la région.
Malgré tout, il est nécessaire de signaler que chaque jour apparaissent de nouveaux centres pilotes où l’on expérimente des pratiques agricoles en accord avec les propriétés physico-chimiques de l’environnement amazonien. De nouveaux programmes agro-forestiers qui respectent les propriétés du sol et qui offrent des revenus corrects aux colons sont présentés comme de véritables alternatives face à la problématique socio-économique et écologique de la colonisation amazonienne. Mais malgré les connaissances détaillées que nous avons des caractéristiques des sols, du climat et du cycle écologique en Amazonie, le processus de détérioration des ressources dans la région n’a pu être enrayé.
En dehors des problèmes technico-administratifs, on n’a pas tenu compte d’autres facteurs, tels que la structure de la propriété de la terre et la distribution du revenu, qui empêche la stabilisation du colon. Moran[20] lui-même fait remarquer que, même s’il est nécessaire d’avoir les connaissances scientifiques qui permettent de mieux connaître l’homme et le milieu amazonien, la colonisation en soi ne résout rien. Les bénéfices que l’on peut en recevoir dépendent de la structure de distribution du produit et pour cela, soutient l’auteur, il faut définir et garantir les bénéfices des groupes moins favorisés, si l’on veut éviter de voir se reproduire les problèmes sociaux générés par la concentration des terres entre les mains d’une élite sociale.
Collins[21], qui corrobore ces dires, argumente que, alors que les connaissances progressent sur les meilleures pratiques de culture dans les sols tropicaux, on a de plus en plus l’impression que la connaissance la plus pointue de l’écologie de la région et l’élargissement de la palette des techniques productives adaptées, ne sont en aucun cas garants de l’utilisation durable et réussie des ressources. Pour Collins, la détérioration de l’environnement ne peut se comprendre si l’on ne tient pas compte des types de propriété des terres à l’intérieur et à l’extérieur de la région de colonisation, des politiques de crédit, de l’attribution des titres et autres facteurs institutionnels et structurels, qui conditionnent les stratégies d’utilisation des ressources par les producteurs qui travaillent la terre.
Les analyses qui mettent l’emphase sur les facteurs techniques pour expliquer les succès ou les échecs de la colonisation n’offrent pas de réponses aux graves problèmes que pose la colonisation. Sans aucun doute, la mise en place de correctifs, comme le suggère Findley, et une meilleure connaissance de l’écosystème amazonien, comme le note Moran, peuvent aider à améliorer la vie du colon et à accélérer son processus de consolidation. Mais en réalité les problèmes techniques tels que le manque de titres, l’absence de voies de communication en bon état qui relient les zones de colonisation aux centres de marché à l’intérieur du pays, le mauvais état des voies intercommunales et le coût élevé du transport, les grandes distances et la lenteur du transport fluvial, le manque d’installations pour recevoir et emmagasiner les produits, entre autres, ne peuvent trouver leurs solutions dans des bonnes intentions, et répondent à des dynamiques économiques et politiques du pays.
En effet, il est bien connu que les processus de colonisation de la région amazonienne n’ont pas répondu à des stratégies gouvernementales dûment planifiées. Au contraire ces processus ont plutôt obéi, comme nous l’avons vu précédemment, tout d’abord à des politiques agraires destinées principalement à renforcer le processus de modernisation de l’agriculture en faveur de la bourgeoisie propriétaire de terres, puis à dévier la pression des paysans des régions andines et des vallées interandines vers de nouveau foyers de colonisation, situés essentiellement dans la région amazonienne. De là vient que le rythme de la colonisation de la région s’accélère ou ralentisse en accord avec le rythme d’expansion et de reproduction qu’a connu le capital à la frontière.
Dans la région amazonienne occidentale, nous pouvons observer que le processus de colonisation qui a eu lieu se trouve confronté à des problèmes techniques et structurels difficiles à solutionner. On ne peut pas affirmer actuellement que les paysans de la région sont stables économiquement et socialement. La plupart d’entre eux vivent actuellement de la culture de la coca. Avec ce produit ils ont réussi à créer de manière conjoncturelle des conditions économiques qui leur permettent de se reproduire biologiquement, socialement et culturellement. Comme on a pu le constater dans cet article, la culture de la coca offre aux paysans des avantages économiques que n’offre aucun autre produit licite. La marginalité et la désarticulation de l’espace amazonien par rapport à l’intérieur du pays sont des facteurs qui ont favorisé l’adoption par les paysans de cultures illicites. Face à une articulation défavorable par rapport à l’économie de marché, l’absence de voies de communication, d’assistance technique et de facilités de crédit, entre autres problèmes structurels, le paysan n’a pas eu d’autre alternative que de s’engager dans une culture empreinte de criminalité et de clandestinité.
Dans ce sens nous considérons que si l’on veut vraiment apporter une solution aux problèmes de la drogue et par là même aux paysans amazoniens, on ne peut continuer à développer des projets désarticulés qui ne bénéficient qu’à certains secteurs et en oublient d’autres. Il faut mettre en place dans la région amazonienne un véritable développement rural, mais en le comprenant comme un véritable processus socio-économico-politico-culturel, et non comme un assemblage de politiques, programmes et projets ; ce sont là les moyens indispensables pour lancer et orienter un tel processus. Plaza et Chiriboga[22] indiquent que le développement rural non seulement se préoccupet de rechercher des niveaux corrects de production et de productivité dans l’agriculture paysanne, mais doit aussi inclure des questions relatives à la démocratie dans les campagnes, l’égalité entre les sexes, la participation politique, la création de marché locaux solides et diversifiés, l’amélioration de l’infrastructure et des moyens de transport, la distribution de la population, la préservation des ressources naturelles et une gestion appropriée des écosystèmes ainsi que le respect de la diversité culturelle.
Pour arriver à cela, de véritables transformations politiques et socio-économiques sont nécessaires ; elles ne peuvent être atteintes qu’au travers d’une réelle négociation entre les acteurs armés et une volonté réelle des groupements économiques et du gouvernement colombien d’assumer ces changements. Pour l’instant, au vu des caractéristiques de la campagne colombienne, ces grandes réformes sont plutôt du domaine de l’utopie[23]. Malgré tout, pour commencer, nous considérons que dans les circonstances actuelles du débat politique colombien il existe au moins deux mesures que l’on peut prendre pour offrir en partie une solution aux problèmes qu’affrontent les paysans amazoniens.
Tout d’abord il est envisageable d’appliquer la Loi 333 de 1996 qui concerne la saisie des biens acquis par enrichissement illicite, et de distribuer ces terres aux paysans pauvres des zones de colonisation. Les terres faisant partie de très grandes propriétés représentent selon une estimation 7 à 8 % de la surface agricole du pays, soit 40 millions d’hectares[24]. Cette mesure, selon Chernick, est une arme importante et un atout dans la main du gouvernement lors de négociations[25]. Ceci freinerait la contre-réforme agraire que le trinôme éleveurs-caciques politiques locaux-narcotraficants est en train de mener actuellement avec l’aide des organisations paramilitaires. Il faut noter que la Société des Agriculteurs de Colombie (SAC) qui est hostile à la réforme agraire serait favorable à cette initiative qui ne va pas à l’encontre de ses intérêts[26].
En second lieu, il est possible d’appliquer, avec un réel soutien politique et économique, les instruments légaux contenus dans la Loi 160 de 1994, dans laquelle on prévoyait entre autres mesures la création de Zones de Réserves Paysannes pour favoriser la petite propriété rurale, régies par les politiques de préservation du milieu naturel et des ressources naturelles renouvelables et par les critères d’aménagement du territoire et de propriété rurale définies dans le texte. Avec l’appui de cette initiative, tant dans les zones de colonisation, comme le prévoit la loi, que dans les zones de frontières agricoles, on peut renverser la tendance actuelle de l’agriculture colombienne (dualité entre très grandes et très petites propriétés, appauvrissement rural, décomposition paysanne, colonisation désordonnée, entre autres), et diminuer l’usage abusif du sol en l’utilisant en fonction de ses caractéristiques agro-écologiques[27].
Nous parlons de ces deux propositions car nous pensons qu’elles sont viables dans le cadre juridique colombien et en accord avec le débat politique actuel. Bien sûr, nous pourrions multiplier les propositions et parler de processus de planification avec participation de la communauté, de mise en place de processus d’aménagement du territoire, de respect de la diversité biologique et culturelle, de réformes agraires qui affectent l’intérieur de la frontière agricole, de la promotion du développement communautaire, de l’appui économique à des projets agro-écologiques qui naissent de l’initiative paysanne, du respect et du soutien aux peuples indigènes... Mais beaucoup de ces propositions courent le risque d’être assumées de manière désordonnée et de ne pas être considérées comme des moyens nécessaires à un processus de longue haleine de développement de la région.
Aujourd’hui, il reste préoccupant que la question d’une véritable réforme agraire qui bénéficie aux paysans ne soit pas un des points central des tables de dialogues Gouvernement-FARC et qu’elle est de nouveau repoussée, comme tant d’autres réformes sociales, économiques et politiques, dont la relégation nous condamne à la prolongation du conflit politico-militaire dans lequel nous sommes plongés. Un conflit qui peut s’accentuer sensiblement si le Gouvernement continue à offrir des solutions militaires à des problématiques sociales, comme il le fait encore aujourd’hui avec le Plan Colombia.
*Traduction: Marie Claude Dubail, Mama Coca
[*] Sociologue,
maître en études amazoniennes ; membre de la corporation interdisciplinaire
des études andines CIESA
[1] A
ce propos voir Legrand Catherine 1988 Colonizacion y protesta campesina
1850-1950 U.N. Bogota et 1991 « Los antecedentes agrarios de
la violencia : el conflicto social en la frontera colombiana 1850-1936
» in Sanchez § Penaranda Pasado y presente de la violencia
en Colombia CEREC Bogota Colombie
[2]
Bejarano
Jesus Antonio, 1979 El Régimen de la Economia exportadora a la economia
industrial . Ed. La Carreta et 1983 « Campesinado, luchas agrarias
e historia social : Notas para un balance historiografico »
in Anuario colombiano de historia social y de la cultura
N°11
[3] Sanchez
G. § Meertens D. 1983 « Bandoleros Gamonales y Campesinos :
El caso de la violencia en Colombia » Ancora Editores Bogota
[4] Machado,
Absalon 1981 Politicas agrarias en Colombia
in « Campesinado
y Capitalismo en Colombia. Cinep Bogota
[5] Suarez
Isauro 1986 « Actualidad de las luchas agrarias » in
Machadio A (Coordinateur) Problemas agrarios colombianos
CEGA –Siglo
XXI ed. Bogota
[6] Aragon
Luis E. 1986 « Redes familiares e Migraçao na Regiao Amazonica
Brasileira » in Mora et Aramburu (Ed.) Desarrollo Amazonico :
Una perspectiva latinoamericana CIPA-INANDEP Lima, Peru
[7] L’unité
de production paysanne est considérée dans cette étude
comme une unité domestique, qui en utilisant surtout la force de
travail familial n’arrive pas systématiquement à accumuler
des excédents. Cela ne veut pas dire cependant que les sociétés
paysannes soient fermées. Si elles se différencient par le
type de travail, leurs relations de production et leur relation avec le
marché, il est nécessaire de tenir compte des processus de
transfert de valeur entre ce type de société et le mode de
production capitaliste, et donc de l’articulation qui existe entre les
modes de production capitalistes et les autres modes qu’elle subordonne.
Voir Forewaker Joc. 1981 The Struggle for land. A political Economy
of the pioneer Frontier in Brazil from 1930 to the present day.
Cambridge
University Press Cambridge Wood Charles 1983 Peasant and Capitalist
production in the Brazilian Amlazon : A conceptual framework for the study
of frontier expansion in “The Dilemna of American Development” Emilio
Moran (ed.), Westview Press, Boulder
[8]
Tovar
Hermes 1993 La Coca y las Economias exportadiras en America latina :
el paradigmo colombiano in Revista Analisis Politico N°18 Institut
d’études politiques et de relations internationales Universidad
Nacional
[9]
Dans l’Amazonie colombienne, la culture de la marihuana dans les années
70 et au début des années 80 a eu peu d’importance. La région
colombienne où la production fut le plus importante a été
la Sierra nevada de Santa Marta. Selon des estimations de Ruiz, dans cette
zone on semait 85% de la marihuana de tout le pays . Voir Ruz H. Hernando
1979 « Implicaciones sociales y economicas de la produccion de la
marihuana en Colombia » in Marihuana : legalizacion o represion
? Bogota ANIF
[10]
Cannetti Elias 1977
Masa y poder. Alianza/Muchnik Editores Madrid
Espagne
[11]
Il est nécessaire de spécifier que nous partons là
d’un processus général de mercantilisation des relations
humaines familiales. Il est nécessaire d’approfondir les contextes
socio-familiaux où le chef de famille paie un salaire à ses
enfants.
[12]
Bedoya Eduardo 1993
Social and economic causes of coca expansion in
Upper Huallaga Region . Article présenté au séminaire
sur la drogue à l’Institut des études latino américaines
et ibériques, Colombian University Février 27-28
[13]
Au sujet de la dolarisation des économies régionales au Pérou
et en Bolivie voir Commission Andine de juristes 1994
Droga y control
penal en los Andes Lima, Pérou
[14]
Durant les mois de juin et de juillet 1996 dans les régions du Guaviare,
Putumayo, Caqueta, Cauca, Norte de Santander et Sud de Bolivar, plus de
200 000 paysans se sont mobilisés en réponse aux mesures
militaristes que l’Etat a prises en réponse au problème de
cocalisation de l’agriculture. Pendant ces « marches de la coca »
les paysans amazoniens ont de nouveau présenté au gouvernement
leur souhait d’abandonner les cultures illicites et de rechercher des solutions
intégrales à la problématique agraire. Malgré
cela, et même si au cours des négociations il y eut des accords
afin d’investir de façon socio-économiques dans la région,
beaucoup de ces accords ne sont concrétisés que partiellement
et de façon localisée. De plus après ces marches de
1996, ce que l’on remarquait le plus dans l’Amazonie occidentale, c’était
l’assassinat et le déplacement forcé des leaders de ces marches,
l’augmentation de la présence militaire et l’arrivée des
forces d’autodéfense ( Autodéfensas Unidas de Colombia).
[15]
Fajardo M ; Dario 1998 « Colombia : Reforma agraria en la solucion
de conflictos armados » in Cardenas Martha et al
Planificacion
ambiental y ordennamiento territorial. Enfoques, conceptos y experiencias
Fescol DNP et Cerec
[16]
Il faut se rappeler que dans la région amazonienne, durant les années
50 et 60, a eu lieu une « colonisation armée » effectuée
par des paysans expulsés de la région andine et poursuivis
par l’Armée. Ces paysans armés se sont renforcés dans
la région et ont créé au milieu des années
60 les FARC . A ce propos voir Ramirez T. William 1981 « La guerilla
rural : una via hacia la colonizacion armada ? Estudios rurales latinoamericanos
Volumen 4 n°2 Mayo-Agosto, Bogota et Pizarro L. Eduardo 1991.Las
FARC. De la autodefensa a la combinacion de las formas de lucha
Tercer
Mundo Ed. Bogota
[17]
Chernikl, Marc 1999 « La negociacion de una paz entre multiples formas
de violencia » in Los laberintos de la guerra. Utopias e incertidumbre
sobre la paz TM Editores Universidad de los Andes Bogota
[18]
Findley E. Sally 1988
Colonist Constraints, Stategies and Mobility :
Recent trends in Latin American Frontier Zones in Land Settlement Policies
and Population Redistribution in developping Countries édité
par A.S. Oberai New York Preager
[19]
Moran Emilio 1981 Developping Amazon
Indiana University Press, Bloomington
et 1989 Transformacion de la Amazonia
in Revista “Investigacion
y Ciencia “ Numero 148 Enero 1989
[20]
Moran Emilio 1991 Ecologia humana, Colonizaçao e Manejo ambiental
in “A Desorden Ecologica na Amazonia” (LuiE. Aragon Ed.) Belem, Para
Brasil
[21]
Collins L.Jane 1986 Asentamiento de pequenos proprietarios de sud-america
tropical : Las causas sociales de la destruccion ecologica in «
Estrategias productivas y recursos naturales en al Amazonia (Bedoya E,
et al ) CIPA Lima Peru
[22]
Plaza O. et Chiriboga M. 1993
Desarollo rural, microregional y decentralizacion
Instituto Interamericano de Cooperacion para la Agricultura IICA San
Jose de Costa Rica
[23]
Pour comprendre les cractéristiques actuelles du monde agricole,
il faut se rappeler que durant les dernières années, la propriété
de la terre s’eszt de plus en plus concentrée . Des experts de la
Banque Mondiale signalent que entre 1960 et 1988 le coefficient de Ginni
s’est déplacé de 0.867 à 0.840 en dépassant
de nouveau 0.85 dans les registres actuelles. Fajardo Mondragon et Moreno
1997
Colonizacion y estrategias de desarrollo
IICA Bogota
[24]
Fajardo M. Dario 1996 « La reforma agraria en la politica social
rural » en Ministério de Agricultura y Desarrollo rural .
Una mirada social al campo . Compilacion de la cuumbre social rural
Minagricultura Bogota
[25]
Chernick Marc 199 op cit
[26]
Cette initiative est exprimée par la SAC dans le document de Juan
Manuel Ospina « Mas alla de la parcela de subsistencia » dans
la Revista Nacional Agropecuaria N° 112-113 SAC, 1995 Cet article est
cité dans le livre de Fajardo, Mondragon et Moreno 1997
op cit
[27]
Fajardo, Mondragon et Moreno 1997
op cit
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