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L‘objet est mal défini car sa définition dépend d’un interdit, or ce dernier varie selon les pays et surtout l’époque. La consommation de feuilles de coca est autorisée dans certains pays, interdite dans la plupart, le trafic est prohibé mais l’utilisation de drogues peut ne pas être réprimée dans d’autres pays. La variété est considérable et les modalités de celle ci peu connue : la différenciation peut être horizontale ou bien verticale selon le type de produits et surtout le degré de pureté, variable selon la répression, l’évolution des prix. La qualité est donc difficile à apprécier, la variété n’étant pas définie préalablement à l’acte de vente par les dealers. La substitution entre les produits est également peu connue, elle dépend de l’évolution différentiée des prix, de l’importance de la dépendance, des modifications du contexte « culturel ». L’essor de produits de synthèse - de nouveaux cocktails chimiques - est considérable, leur usage substitue en partie à celui des drogues naturelles, tirée des plantes transformées à l’aide de produits chimiques, se mélange parfois à celles-ci, et la distinction entre ce qui est médicament (donc licite parce que délivré sur ordonnance), et ce qui ne l’est pas n’est pas toujours aisé, surtout si ces produits aident à augmenter des performances, telles que vitesse ou endurance. La professionalisation du sport et sa mercantilisation à outrance conduisent naturellement au « dopage » des sportifs. La drogue entre alors comme composante de la reproduction de la force de travail des sportifs. L’entrée en force de ces produits est révélatrice de problèmes sociétaux profonds[3], mais aussi des difficultés rencontrées pour définir ce qui est drogue et ce qui est médicament[4], des limites et parfois de l’arbitraire du légal. Vieux problème puisque déjà rencontré maintes et maintes fois lors des discussions internationales portant sur la légalisation ou non de l’opium à la fin du siècle passé et au début de celui-ci[5], mais problèmes nouveaux puisqu’il s’agit ici de produits de synthèse, c’est-à-dire mal définis quant aux effets sur la santé à moyen et long terme pour ceux qui s’essaient aux multiples cocktails à la composition plus ou moins mystérieuse.
La mesure est imparfaite principalement parce qu’il s’agit de produits dont la production, la transformation, la commercialisation sont illicites et les évaluations, nous le verrons, sont souvent folkloriques. Elles sont d’autant plus ardues à effectuer que les formes d’organisation pour la commercialisation, à ses différents stades, s’insèrent dans un ensemble d’activités informelles qui leur servent de support et revêtent l’aspect de réseaux mouvants, divers, éloignés de l’image donnée par la presse lorsqu’elle évoque tel ou tel cartel. Paradoxalement, on peut obtenir une évaluation, plus exactement une fourchette macro-économique crédible de la production des drogues et sa valeur. A l’inverse, l’évaluation des montants rapatriés directement attribuables à ces activités criminelles est plus problématique.
Les comportements des trafiquants sont malaisés à cerner à évaluer. L’ouverture croissante des économies, tant au niveau des échanges de marchandises que des mouvements de capitaux facilite les exportations de produits illicites, rend le blanchiment des capitaux apparemment plus aisé, mais paradoxalement augmente leur coût, comme nous le verrons. L’entrée en crise profonde de nombreuses économies ex-socialistes en « transition vers le capitalisme », ou d’économies dites hier émergentes, le maintien dans une quasi-autarcie de certaines régions asiatiques - que ce soit des pays comme la Birmanie ou des régions regroupant plusieurs pays - à l’exception de ce commerce illicite, tendent à multiplier l’offre au moment même où la demande dans certains pays développés parmi les plus importants tend soit à stagner, soit à régresser, et à se diversifier vers plus de produits de synthèse et où l’efficacité de la répression semble augmenter au niveau des saisies. Ces comportement sont encore plus difficiles à évaluer lorsqu’il s’agit d’estimer l’ampleur de l’argent rapatrié dans les pays de production. A partir de quel niveau de la chaîne de commercialisation (gros, semi gros, détail) doit on considérer que ce comportement cesse? Epineuse question lorsqu’on connaît les facteurs de multiplication des prix particulièrement élevés entre le prix à la production, de gros à l’embarquement, à l’arrivée, de semi-gros et de détail[6] (supra). Quelle est la part d’arbitraire lorsqu’on fait l’hypothèse que les prix à partir desquels on évaluera le rapatriement possible, sont ceux de gros à l’arrivée pour la cocaïne, mais ceux de départ pour l’héroïne pour les trafiquants colombiens? Enfin, au-delà de cette question, qu’est ce qui fonde ce rapatriement?
Les techniques de blanchiment aussi sophistiquées soient elles ne peuvent contourner une question essentielle, celle du statut de cet argent. Qu’est ce qui légitime la possession de comptes importants d’argent propre? La réponse à cette question est fondamentale et trace les limites de la recherche de notabilité des trafiquants. Dans la mesure où il paraît plus simple dans de nombreux pays, à législation laxiste, de « légitimer l’argent propre » lorsqu’il est utilisé dans des activités de construction, de spéculation immobilière ou d’achat de terrain, on comprend la préférence des trafiquants pour ces activités et pour ces pays, mais aussi leurs difficultés à se transformer en « bourgeois industriels ».
L’objet de cet article est d’esquisser les problèmes soulevés par une évaluation de la production e de la commercialisation des produits illicites « naturels », puis de présenter les différentes techniques permettant de rapatrier l’argent sale et de le blanchir, d’évaluer d’un point de vue macro-économique l’importance de ces rapatriements et enfin d’analyser les comportements des entrepreneurs mafieux.
L’analyse en amont consiste à faire une série d’évaluations. Considérons le cas de la cocaïne, probablement le plus étudié dans la littérature. On peut estimer la quantité d’hectares consacrés à la culture de la feuille de coca en sélectionnant les pays susceptibles de les produire (principalement les pays andins : Pérou, Bolivie, Colombie, mais aussi Equateur, auxquels il faudrait probablement ajouter d’autres pays dont l’offre cependant apparaît jusqu’ici relativement marginale). On estime ensuite les rendements à l’hectare, différents selon la fertilité des terres, les engrais utilisés et enfin les modifications climatiques[8]. On obtient une fourchette de quantités produites, à laquelle il convient de soustraire la consommation locale de feuilles de coca, importante au Pérou et en Bolivie. Une fois déduite cette consommation, on obtient une quantité de feuilles dont la transformation en « pâte» puis en « base » constitue des étapes relativement simples du processus de transformation. Celle-ci se poursuit par l’adjonction de divers produits chimiques dans des laboratoires et aboutit au chlorydrate de cocaïne, c’est à dire à la cocaïne. Le tableau donne une estimation de la production de feuilles dans chacun des pays andins producteurs. Pour mieux évaluer l’estimation de la conversion des feuilles en cocaïne, on a supposé que celles-ci étaient transformées dans le pays d’origine seulement à raison de 80% afin de tenir compte de la consommation locale. Ces facteurs de conversion, différents selon la qualité des feuilles, sont estimées pour le Pérou à 334 (milliers de tonnes)/1(tonne), la Bolivie à 373/1, et enfin la Colombie 500/1Tableau 1 : Production de feuilles (en milliers de tonnes) et de cocaïne (en tonnes)
Bolivie |
Pérou |
Colombie |
Total | ||||
Feuilles | Cocaïne | Feuilles | Cocaïne | Feuilles | Cocaïne | Cocaïne | |
1980 | 53 | 70 | 50 | 90 | 2 | 4 | 163 |
1981 | 60 | 86 | 50 | 90 | 3 | 4 | 180 |
1982 | 60 | 86 | 46 | 80 | 9 | 14 | 180 |
1983 | 40 | 43 | 90 | 185 | 14 | 22 | 250 |
1984 | 63 | 108 | 97 | 201 | 14 | 22 | 331 |
1985 | 53 | 87 | 95 | 196 | 12 | 20 | 303 |
1986 | 71 | 124 | 120 | 256 | 19 | 31 | 411 |
1987 | 79 | 143 | 191 | 426 | 21 | 33 | 602 |
1988 | 78 | 141 | 188 | 418 | 27 | 43 | 603 |
1989 | 78 | 140 | 186 | 416 | 34 | 54 | 610 |
1990 | 77 | 138 | 197 | 442 | 32 | 51 | 630 |
1991 | 78 | 140 | 223 | 504 | 30 | 48 | 692 |
1992 | 80 | 145 | 224 | 506 | 30 | 47 | 699 |
1993 | 84 | 145 | 156 | 343 | 32 | 51 | 538 |
1994 | 90 | 156 | 165 | 366 | 36 | 57 | 580 |
1995 | 85 | 146 | 184 | 410 | 41 | 65 | 621 |
L’hypothèse simplificatrice d’identité de lieu concernant la culture des feuilles et leur transformation en cocaïne, nécessaire pour tenir compte des différents facteurs de conversion, ne correspond pas à la réalité. La transformation n’est en fait pas localisée dans les lieux de production. Un pays domine largement les autres : la Colombie. Les organisations criminelles colombiennes importent de Bolivie et du Pérou la base qui, ajoutée à celle produite en Colombie, est transformée en cocaïne et exportée, à destination principalement des Etats-Unis. La division du travail entre les pays qui produisent des matières premières sans les transformer en cocaïne et celui qui opère cette transformation tend cependant à changer. On considère par exemple que la participation de la Bolivie s’est accrue ces dernières années puisqu’elle aurait transformé un peu plus d’un tiers de sa base en cocaïne en 1990 alors que ce chiffre était seulement de 7% en 1986, en même temps qu’elle accroissait de manière considérable sa production propre de base[9] et développait ses exportations vers le Brésil[10]. On considère qu’en 1990, la Bolivie aurait exporté 114 tonnes de base et 61tonnes de cocaïne, le Pérou respectivement 360 et 40 tonnes et la Colombie approximativement 70% de la cocaïne produite dans le monde, soit 455 tonnes.
Pour connaître la valeur de la cocaïne exportée, il faut multiplier la quantité nette[11] produite par un prix, ou une fourchette de prix. Différents prix sont à considérer : le prix de gros à l’embarquement, celui à l’arrivée dans les pays consommateurs, les prix de semi-gros et de détail. L’hypothèse forte est que la Colombie contrôle le transport et qu’il faut donc considérer les prix de gros à l’arrivée pour déduire la quantité d’argent qui pourrait être rapatriée, une fois blanchie. Hypothèse forte pour deux raisons : la première est qu’une partie des activités criminelles dans les pays de destination est le fait également de réseaux colombiens et qu’en conséquence leur participation dans la chaîne qui va de la production à la consommation finale n’est pas limitée à la transformation et au transport, la seconde est qu’une partie importante du transport s’effectue grâce à une participation croissante et de plus en plus importante des réseaux criminels mexicains[12] parallèlement aux changements de route. Quoiqu’il en soit, cette hypothèse forte étant admise, le rapatriement possible peut être calculé année après année, qu’on croise alors avec les estimations concernant les modalités le rendant possible (contrebande, sur et sous facturation etc) que nous analyserons ensuite, en tenant compte à la fois des variations de l’offre et de celles très élevées et orientée nettement à la baisse des prix de gros (ceux-ci étant se sont élevés à un peu plus de 50000 dollars le kilo en moyenne en 1981 à légèrement au dessus de 10000 dollars en 1994, après être passés par un creux en 1991[13] [Rocha (1998) dans Thoumi, p.155].
Les chiffres obtenus, une fois déduites les saisies internationales, ne sont crédibles qu’à la condition que les estimations faites sur l’offre soient proches de celles effectuées sur la demande. La crédibilité de l’évaluation repose donc sur la confrontation entre les estimations de la production et celles de la consommation. Reste donc à estimer la consommation. Une manière simple mais trompeuse de l’évaluer a consisté à multiplier par dix les quantités saisies, celles-ci étant connues. Cette approche est cependant peu crédible : la consommation apparaîtrait comme très élevée et largement supérieure aux estimations hautes de la production. Une autre façon de procéder est d’opérer par enquête, en distinguant les consommateurs occasionnels de ceux qui sont devenus dépendants. Une fois connue la dépense totale et divisée celle-ci par une fourchette de prix de détail, on obtient la consommation en volume qu’on peut alors comparer à celle déduite par des estimations faites sur l’offre. On obtiendrait ainsi pour les Etats-Unis une estimation de la consommation de 244 tonnes (estimation basse) à 311 tonnes (estimation haute) en 1988, soit un chiffre bien plus faible que les estimations reprises par The Economist en 1989 des travaux d’un sous comité du Sénat Américain, estimant le trafic mondial des drogues à quelques 500 milliards de dollars, dont 300 pour les seuls Etats-Unis, dont un tiers pour la cocaïne, soit 100 milliards de dollars, chiffre venant d’une estimation qualifiée de folklorique par Steiner, faite (op.cit.p.6 et 23), sans qu’on ne connaisse la méthodologie, par la revue Fortune. Cette évaluation est souvent évoquée dans la presse, mais aussi par des chercheurs, y compris dans des études sérieuses mais qui se préoccupent peu des conséquences macro-économiques d’une telle évaluation [FMI, de Maillard, (1998)[14]], . Divisée par les prix de gros en vigueur à cette époque, soit à peu près 40000 dollars le kilo, la consommation aurait été de 2500 tonnes et divisée par les prix de détail de plus de 800 tonnes (!). Quoiqu’il en soit, après un pic en 1989, la consommation décroît pour se situer entre 224 tonnes et 283 tonnes en 1993.Tableau 2: Consommation, saisies et exportations nettes de cocaïne
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Consommateurs (millions) | |||||||
. addictes |
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. occasionnels |
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Dépenses (milliards de $) |
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Prix, estimation haute
($/gramme) |
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Prix, estimation basse
($/gramme) |
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Consommation, en tonnes, avec estimation prix hauts |
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Consommation, en tonnes, avec estimation prix bas |
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Consommation aux E-U (en moyenne) |
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Consommation mondiale1 |
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Saisies mondiales |
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Exportations mondiales |
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Exportations colombiennes2 |
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Saisies d’exportations colombiennes |
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Exportations effectives de la Colombie |
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Lorsqu’on tient compte de la consommation d’autres pays et qu’on ajoute les saisies, on obtient une évaluation des exportations mondiales, soit 571 tonnes en moyenne de 1988 à 1993 (voir tableau 2). Si on considère que les exportations colombiennes correspondent à 75% des exportations mondiales, plus fiable que l’estimation légèrement plus basse de de Rementeria (infra), on obtient le montant des exportations de ce pays, c’est à dire la production nette des consommations locales. Si cette évaluation correspond à celle obtenue à partir de l’analyse de l’offre faite précédemment, on peut penser qu’elle est globalement pertinente. Ce qui est globalement le cas. La consommation mondiale moyenne de cocaïne, de 1988 à 1993, se situe aux alentours de 265 tonnes et les saisies autour de 294 tonnes. Les exportations totales sont donc de 571 tonnes en moyenne sur la période. La production estimée, en moyenne sur la même période est de 628 tonnes selon Steiner (voir tableau n°1). L’écart entre les deux estimations est donc approximativement de 10%, ce qui est faible et certaines années, il est très faible (par exemple en 1989), mais important d’autres années (surtout en 1990). Cet écart serait en moyenne inférieur si on avait pris l’estimation haute de la consommation et non la moyenne entre les deux estimations. Les deux estimations, production et consommation apparaissent donc comme crédibles, parce que cohérentes entre elles.
Deux conclusions peuvent être déduite de ce chiffrage. La première : la consommation de cocaïne tend à baisser aux Etats-Unis en même temps que le prix baisse fortement. L’évaluation du chiffre d’affaire de la cocaïne, que ce soit au niveau des prix de gros ou de détail, est bien en deçà de celles qu’on trouve en général dans la presse. La seconde : les saisies se situent à un niveau très élevé, largement supérieure aux estimations faites couramment puisqu’elles s’établiraient à 90% en moyenne de la consommation mondiale, soit un peu moins de 50% de la production mondiale. Diminuer l’importance des saisies, c’est rendre incohérent le croisement des données établies du côté de l’offre et de la demande et soit surestimer la consommation, soit sous estimer la production, soit enfin les deux. Nous sommes loin des estimations « folkloriques » annoncées ici et là et bien souvent par des organismes officiels, dont l’objectif paraît davantage être la lutte contre la criminalité que l’exposé scientifique de l’ économie de la drogue.
Les motivations du rapatriement sont difficiles à cerner. Pourquoi une organisation criminelle colombienne aurait intérêt à rapatrier des capitaux des Etats-Unis en Colombie? Elle pourrait très bien laisser une partie substantielle de ses gains dans des banques américaines, ou autres, une fois blanchis. Evoquer le nationalisme des mafieux colombiens est un argument un peu court, bien qu’il doive probablement jouer, à l’égal des tueurs liés à ce trafic, fortement imprégnés par la religion, qui se signent avant de commettre leurs actes et remercient Dieu du succès de leurs opérations. Un autre argument apparaît plus pertinent : le blanchiment est davantage qu’un ensemble de techniques visant à transformer l’argent « sale », c’est à dire à le faire changer de forme. Il doit également procéder à un changement de « phase » selon l’expression d’un financier du cartel de Cali (F.Jurado), reprise par de Maillard (1998, p.92), c’est à dire donner à l’argent un statut et le rendre ainsi honorable. Dit autrement, il ne suffit pas de blanchir de l’argent sale, encore faut il que l’acquisition de capitaux rendus ainsi « propre » ait une justification plausible. Là réside en fait la grande difficulté. On peut penser que la proximité géographique diminue les coûts de transaction et qu’il soit ainsi plus facile de donner un statut d’argent propre à des capitaux rapatriés. Ce changement de statut recherché expliquerait donc en partie le rapatriement. Nous verrons par la suite qu’il ne suffit pas à donner au mafieux des « titres de noblesse » , que la notabilisation de ces derniers est difficile et rend aléatoire leur transformation en entrepreneurs ordinaires en une génération. Quoiqu’il en soit la recherche d’un statut honorable à l’argent blanchi et rapatrié influe sur le choix des techniques utilisées pour le blanchiment. Comme le blanchiment - rapatriement ne parvient pas toujours à donner un statut à l’argent, celui-ci suit des parcours particuliers : il s’investit dans l’immobilier, l’élevage, la finance spéculative. Outre les facilités offertes par la géographie - caractérisée par un secteur informel important, des facilités pour contourner la loi, l’étendue de la corruption - pour offrir un statut à l’argent blanchi, ces placements s’apparentent à du recyclage-blanchiment. Dans ce cas, le blanchiment sert alors au blanchiment.
L’objet de cette section n’est pas d’exposer longuement les multiples manières de rapatrier et blanchir l’argent sale, cela a été fait ailleurs et en général fort bien [les rapports du GAFI, Kopp (sous le dir.de) (1995), de Maillard, (1998), Dupuy, (1998), Thoumi (sous la dir.de), 1997, Geffray, 1996 et 1998]. Son objet est probablement moins technique et plus inductif puisqu’il est de montrer que ces techniques imposent un type de comportement particulier qui, par la suite, rendra difficile la notabilisation de certains mafieux, limitera leur aire d’investissement dans des activités de support au blanchiment (hôtellerie, restauration, salles de jeu...), spéculatives (élevage, construction immobilière, titres côtés en bourse...) et développera leur consommation de prestige.
Les techniques utilisées sont nombreuses et évoluent avec le temps selon l’évolution des réglementations. La particularité du blanchiment dans ce cas de figure est qu’il inclut la transformation d’une monnaie en une autre, et ici le dollar, devise forte, contre une monnaie locale, devise faible. C’est pourquoi il convient de distinguer ce que nous pourrions appeler le rapatriement-blanchiment du recyclage-blanchiment. Les deux mouvements peuvent certes se croiser, se nourrir l’un de l’autre, mais les problèmes soulevés à l’occasion de chacun d’entre eux dont différents.
Les techniques les plus simples pour le rapatriement-blanchiment consistent à envoyer des billets de 100 dollars par voie postale par des résidents colombiens aux Etats-Unis à leur famille ou à leur faire exécuter des virements bancaires limités au maximum autorisé par les législations en vigueur[15], ou bien à utiliser des « mules » qui transportent des dollars au retour après avoir « avalé » des sachets de cocaïne à l’aller. Les sommes transférées ou transportées de cette manière sont conséquentes bien que modestes eu égard à l’ampleur des gains, ces techniques, mais elles restent artisanales[16]. Lorsqu’un contrôle des changes existe, ce qui a été le cas il n’y a pas encore très longtemps, la technique du clearing peut être utilisée. Elle consiste à fournir des devises à un non résident désirant faire du tourisme aux Etats-Unis, en échange de la contrepartie dans un pays latino-américain. Le clearing peut également être utilisé lorsque le désir d’industriels de placer des capitaux illégalement en dehors de leur pays rencontre celui d’organisations criminelles de rapatrier une partie de leurs gains. Dans ce cas, en raison de l’ampleur des sommes en jeu, un blanchiment préalable aux Etats-Unis est nécessaire. Ces techniques peuvent être sophistiquées, tout en demeurant encore artisanales, lorsqu’on tient compte des taux de change, officiel et parallèle, des taux d’intérêt domestiques et étranger et de leurs évolutions respectives (c’est pourquoi d’ailleurs on peut en partie évaluer l’ampleur de ces mouvements par les évolutions du différentiel de taux [Urrutia et Ponton, 1993]).
Reste trois grandes voies de rapatriement - blanchiment : la contrebande, les sur et sous facturations des marchandises à l’exportation et à l’importation et l’utilisation des marchés financiers internationaux.
La sous-facturation des importations est intéressante à analyser car elle met en jeu plusieurs facteurs : d’un côté, elle nécessite la mise en place d’un vaste réseau de complicité pour être effective puisqu’il s’agit de manipuler des prix, donc des entreprises, afin de blanchir de l’argent sale. D’un autre côté elle fait intervenir un arbitrage classique entre les différents taux de change. Donnons un exemple : en période de contrôle de change, on observe en général la coexistence entre deux taux de change, l’un officiel et l’autre parallèle. L’ampleur des fonds transférés, suite aux activités criminelles étudiées, a conduit à une situation paradoxale en Colombie : le taux de change parallèle était apprécié par rapport au taux de change officiel durant de longues périodes. Les transferts de fonds devenaient alors relativement moins rentables que la pratique de la sous facturation, puisque pratiquées au taux de change officiel[17]. A l’inverse la sous-facturation permettait d’acquérir davantage en monnaies locales par dollar « lavé ». Ajoutons enfin et, bien que nous ne puissions les présenter dans le cadre de cet article, que des estimations ont été faites liant les mouvements du différentiel de taux d’intérêt et la sous-facturation (Steiner,p.72 et suiv.).
Les sommes transférées par le biais des manipulations de prix ont été considérables. Leur évaluation, bien qu’évidemment approximative, est cependant assez fiable. Elle consiste à comparer les prix déclarés faites par les sociétés qui exportent en Colombie et les prix annoncés au niveau des importations, en corrigeant par un coefficient de redressement tenant compte du prix FOB et du prix CIF et en tenant compte des retards. Bien que fluctuantes et avec des évaluations parfois différentes selon les auteurs, les sommes transférées atteignent parfois des niveaux très élevées (avec un pic de plus de 1,7 milliards de dollars en 1992 en Colombie (CID, p28). Il suffit que les taux de change et de taux d’intérêt jouent différemment pour que la sur-facturation remplace la sous-facturation (en 1993, 1994) comme moyen de blanchir les narcodollars, mais l’ampleur des sommes transférées par cette voie est plus modeste et les séquences plus rares.Tableau 3 : Sous-facturation (-), sur-facturation (+) des importations en Colombie selon différents auteurs, en milliards de dollars
1981 | 1982 | 1983 | 1984 | 1985 | 1986 | 1987 | 1988 | 1989 | 1990 | 1991 | 1992 | 1993 | 1994 | |
Rocha, 1993 |
-74,4
|
-84,8
|
254,7
|
53,9
|
-140,7
|
70,6
|
-78
|
59,8
|
-205,5
|
125,5
|
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Steiner & Fernandez, 1994 |
-107,9
|
-305
|
205
|
-11,3
|
-183,6
|
3
|
-3,5
|
-117,6
|
-363
|
-8,2
|
-574
|
-1590
|
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Kalmanovitz, 1992 |
-129
|
-690
|
-1459
|
-1361
|
-1315
|
-1094
|
-1148
|
-1429
|
-1212
|
-1620
|
-969
|
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Mendieta & Rodriguez, 1996 |
-1656
|
491
|
395
|
|||||||||||
CID |
-341
|
-471
|
-1760
|
468
|
478
|
Il peut paraître paradoxal que la contrebande puisse jouer encore un rôle important au moment où les frontières s’ouvrent avec la libéralisation des économies depuis une dizaine d’années. On pourrait certes tenter de l’expliquer par des différentiels de taux d’imposition indirecte, notamment pour les alcools et cigarettes. Mais l’argument est insuffisant compte tenu de l’ampleur même de la contrebande et de la diversification de son offre. La raison essentielle est que le blanchiment des narcodollars selon ce mécanisme coûte relativement moins chère. Les conditions d’un fonctionnement efficace de cette voie sont simples : il faut d’abord qu’il y ait un secteur informel important, notamment dans des activités commerciales, ensuite qu’existe une zone libre. C’est le cas de Colon au Panama. Des organisations criminelles achètent des marchandises dans la zone libre, les paient en espèce ou en argent « peu blanchi », utilisant parfois des lettres de crédit (les contrôles étant moins importants, voire inexistants dans les zones libres). Ces marchandises sont transférées ensuite en contrebande en Colombie où elles sont vendues dans des magasins particuliers, qu’on nomme les « San Andrés » (Gonzalez J.I, dans ce numéro) du nom d’une île colombienne. Le blanchiment passe donc par une activité de contrebande et par un commerce illégal qui est loin d’être marginal : les « San Andrés » constituent un véritable réseau, constitué parfois de supermarchés, où on trouve des produits très divers à des prix compétitifs (CID, 1997). Les sommes blanchies sont importantes : environ 1,3 milliards de dollars en 1993 et en 1994, soit beaucoup plus qu’en 1991 (327 millions) et 1992 ( 634 millions)[18].
Reste enfin les marchés financiers internationaux. De Maillard (1998) a montré comment la dérégulation de ces marchés a permis un essor de la finance criminelle. Les techniques de sur et sous facturation utilisées à grande échelle, le passage de compte à compte, utilisant les centres off shore, les pratiques de secret ou de comptabilités double de certaines banques, des placements à très court terme dans des produits à hauts risques, la nécessité de donner un statut à l’argent reçu, puis enfin le rapatriement sont de plus en plus pratiquées[19].
L’utilisation de l’ensemble de ces techniques est à coût croissant. On aurait pu penser que la libéralisation financière et le d’essor des places off shore, le développement des bourses émergentes, abaisserait le coût de ces transactions. C’est l’inverse qui se produit. La complexification, la sophistication des produits financiers, permettent certes de faire transiter des capitaux de manière particulièrement opaque, et ce faisant de les blanchir, voire de leur donner un statut, mais l’ensemble des opérations à un coût élevé Les observateurs s’accordent pour reconnaître que le coût du blanchiment serait passé de 5% à 8% au milieu des années quatre-vingts à 15 à 20% à la fin des années quatre-vingt dix (Steiner p.38 et 39).
En limitant le blanchiment ici au seul narcotrafic, l’évaluation des sommes passe par un simple calcul dont les termes cependant sont connus avec une marge d’erreur plus ou moins importante. Les revenus bruts sont le résultats des quantités exportés effectivement - c’est à dire nettes des saisies - par le prix de gros moyen tel qu’il a été estimé, soit 17600 dollars le kilo en 1990. Il faut soustraire à ce revenu brut - ici 17600$ pour un kilo - l’ensemble des coûts occasionnés par cette activité. L’approche de Steiner (op.cit p.38 et suiv.) est intéressante : elle repose sur une séparation entre les coûts et les revenus. Elle consiste à soustraire des revenus bruts les coûts de transformation, de corruption et de transport, et le revenu net ainsi obtenu servira à payer les paysans, les travailleurs et les exportateurs colombiens. C’est pourquoi nous allons brièvement la présenter. Les coûts de transport de la base de la Bolivie et du Pérou, régions productrices, est de 100$ le kilo et ceux correspondant au transport de la cocaïne de Colombie aux Etats-Unis seraient de 3000$ le kilo, dont 50% serait payé directement en espèces. On considère que le coût de transport à destination de l’Europe serait 30% plus élevé. En pondérant les destinations par l’importance des marchés, on obtiendrait un coût moyen de transport de la cocaïne de 3100$ le kilo. La transformation de base en cocaïne est réalisée grâce à l’utilisation de produits chimiques dont le coût peut être estimé à 200$ par kilo de cocaïne produite (certaines estimations font référence à des sommes plus importantes). L’argent sale doit être blanchi. Nous avons déjà noté que le coût de cette opération s’est fortement accru des années quatre-vingt à aujourd’hui. On l’estime entre 15 et 20% des sommes à blanchir. Steiner retient le chiffre de 10% jusque 1989 et 20% des revenus nets ensuite. On peut enfin ajouter à l’ensemble de ces coûts, 500$ par kilo de cocaïne représentant les sommes versées pour corrompre, acheter des silences etc.
Comme nous l’avons indiqué, le prix de gros moyen approximatif du kilo de cocaïne était de 17600$ le kilo. Au détail ce prix s’élevait en moyenne à 130 000 $ le kilo alors que le kilo de base (exprimé en équivalent HCL) était de 500$ au Pérou et 700$ en Bolivie, soit 600$ en moyenne. L’ensemble des coûts de transport (au sein des Andes et vers les Etats-Unis), de transformation, de corruption et de blanchiment s’élèvent à 6800$ par kilo, soit un peu moins de 40% des revenus bruts par kilo. Les quelques 60% restant serviront à financer le paiement des paysans, des chimistes et de l’ensemble des mafieux colombiens impliqués dans le cocatrafic de gros. Les mafias mexicaines, qui font transiter une part substantielle de la cocaïne (50 à 70% selon les estimations officielles en 1996), reçoivent selon une part importante de ce qui est comptabilisé comme frais de transport. Les sommes perçues à l’occasion de cette opération seront blanchies par ces organisations criminelles et ne sont donc pas comptabilisées dans celles qu’ont à blanchir les mafias colombiennes. Pour autant, la participation croissante des mexicains dans le cocatrafic, et le paiement d’une part importante directement en espèces, ampute probablement les revenus nets des colombiens tels que nous les avons calculés en augmentant la part du coût des transports et en diminuant corrélativement celle des exportateurs colombiens. L’évaluation des revenus nets des colombiens est donc probablement surévaluée, d’autant plus qu’une part croissante de la base et aujourd’hui transformée en Bolivie et passe par de nouvelles routes, notamment brésiliennes (Geffray, 1997 et 1998). Quoiqu’il en soit, les estimations des revenus nets blanchis obtenus avec cette approche aurait été en moyenne de 1987 à 1995 de 1,638 milliards de dollars avec un minimum de 1,2 en 1994 et un maximum de 2,5 en 1989.
On ajoute à ces revenus nets ceux tirés de la production exportée de marijuana et de celle récente d’héroïne (avec l’hypothèse pour cette dernière que ce sont les prix de gros à l’embarquement qui sont pris en compte), et on obtient approximativement 2,5 milliards de dollars auxquels il conviendrait d’ajouter les sommes blanchies tirées du trafic illicite d’émeraudes, soit 600 à 700 millions de dollars nets de frais de blanchiment. Les résultats, hors émeraude, de ces estimations peuvent être présentés dans le tableau suivant :
Tableau 4. Estimation des profits nets du Commerce de la drogue en Colombie (millions de dollars)
Estimations Steiner | Autres estimations | ||||||
Cocaïne | héroïne | Marijuana | Total | GMS* total | Rocha**, min. | Rocha, max. | |
1980 | 1386 | 1386 | 1358 | ||||
1981 | 1933 | 137 | 2070 | 2231 | 2617 | ||
1982 | 1819 | 65 | 1884 | 3835 | 1427 | ||
1983 | 1868 | 79 | 1947 | 2242 | 754 | ||
1984 | 4093 | 79 | 4172 | 1425 | 973 | 3843 | |
1985 | 2933 | 20 | 2953 | 1423 | 866 | 3361 | |
1986 | 939 | 34 | 973 | 1367 | 550 | 2443 | |
1987 | 1311 | 152 | 1463 | 881 | 582 | 3707 | |
1988 | 1395 | 290 | 1685 | 718 | 699 | 6699 | |
1989 | 2485 | 94 | 2579 | 1047 | 523 | 6455 | |
1990 | 2341 | 48 | 2389 | 693 | 233 | 4037 | |
1991 | 1400 | 756 | 83 | 2239 | 337 | 547 | 3539 |
1992 | 1822 | 756 | 89 | 2667 | 767 | 3409 | |
1993 | 1363 | 756 | 368 | 2487 | 801 | 3232 |
Les sommes blanchies sont considérables. Rapportées aux exportations officielles, elles atteignent des proportions significatives : 35% en 1992, 34% en 1993, 27% en 1994 et 24% en 1995 pour le blanchiment du seul narcotrafic. La tendance est certes décroissante, en raison de l’ouverture de l’économie et à la très forte croissance des exportations à partir de 1994, mais elle reste à un niveau très élevé. Il est dés lors évident que d’un point de vue strictement macro-économique, cet afflux de dollars, sous les formes diverses empruntées par le blanchiment, n’est pas sans influence sur l’activité économique d’une manière générale. On pourrait penser par exemple, qu’à l’égale de la rente, elle puisse provoquer un « dutch desease », c’est à dire apprécier le taux de change, participer à la destruction de pans entiers de l’économie faute de compétitivité suite à une différenciation des prix relatifs entre secteurs exposés et protégés. Cette évolution n’est cependant pas inscrite nécessairement dans la logique de cette narcoactivité (Salama, 1994). Il est problématique d’attribuer à la culture, la transformation, l’exportation de drogues illicites, le qualificatif de rente dans la mesure où, d’un côté il s’agit d’activités reproductibles à la différence de l’or noir par exemple, et d’un autre côté, d’activités privées illégales sur lesquelles, par définition, l’Etat ne peut collecter l’impôt. Le seul rapprochement qu’on puisse faire avec la rente est que les revenus provenant de cette activité illicite ne dépendent pas du travail, mais d’un interdit. Comme pour une rente minière, l’enrichissement n’est pas le produit d’une capacité à exploiter de manière efficace la force de travail, mais de la possibilité de s’inscrire dans le circuit de la rente. Cela étant les sommes considérables tirées de cette activité pourraient provoquer une appréciation de la monnaie nationale. On a pu le constater dans les années quatre-vingt en Colombie lorsque le taux de change parallèle était apprécié par rapport au taux de change officiel, à la différence de ce qu’on observait à la même époque dans la plupart des économies latino-américaines. A l’inverse, l’évolution récente des taux de change des pays andins n’est pas orientée vers une appréciation et, bien au contraire, de nombreux pays ont du dévaluer avec la contagion de la crise asiatico-russe de 1997-1998. De nombreux facteurs peuvent en effet contrecarrer les effets possibles d’un afflux de narco dollars : une balance commerciale fortement déficitaire suite au désarmement douanier, un déséquilibre de la balance des comptes courants croissant et conséquent suite aux paiements du service de la dette et des dividendes, un déficit budgétaire[21]. Ceci étant on peut faire un certain nombre de réserves.
2. Les chiffres présentés reposent sur des hypothèses discutables. On suppose d’abord que l’ensemble des revenus nets est rapatrié, ce qui peut ne pas être le cas et surestime de ce fait le blanchiment-rapatriement, ensuite que les organisations criminelles colombiennes ne sont pas présentes dans la filière de distribution aux Etats-Unis, ce qui n’est pas le cas et sous estime la valeur du blanchiment - rapatriement.
Comparer les sommes blanchies par le narcotrafic à la valeur des exportations pour s’interroger ensuite sur des effets possible de type « dutch desease » paraît conduire à des impasses pour deux raisons : la première est d’ordre statistique, la seconde se situe au niveau des comportements. Les exportations ne sont pas ajustées, dit autrement elles portent l’empreinte des techniques utilisées pour blanchir l’argent. Il en est de même pour les transferts et d’une manière générale les mouvements de capitaux. Les comportements sont influencés par les techniques utilisées pour le recyclage et il est difficile dès lors de concevoir la transformation d’entreprises mafieuses en entreprises ordinaires. Ce sont ces deux points que nous allons voir.
Le blanchiment affecte les composantes de la balance des paiements puisqu’il
consiste à utiliser les importations, les exportations, transferts
et mouvements de capitaux. La balance des paiements peut s’écrire
de cette manière :
?R = (X - M + Ynx + Trx) + Ck +eo
où ?R correspond à la variation des réserves,
X aux exportations, M aux importations, Ynx aux revenus nets des services,
Trx aux transferts nets, (l’ensemble étant la balance des comptes
courants), Ck au compte capital et eo aux erreurs et omissions.
Les ajustements a effectuer dans la balance des comptes courants peuvent
être représentés de cette manière:
Acc = Mc -Xc + Trx’ +Ynx’
où Acc correspond aux capitaux cachés dans le compte
courant, Mc et Xc la contrebande du côté des importations
et des exportations, Trx’ et Ynx’ les capitaux déclarés comme
transferts nets et comme revenus nets de service. En suivant la présentation
de Rocha (dans Thoumi, op cit) la contrebande peut se définir ici
comme la somme des sous-facturations (contrebande technique) et de la contrebande
(physique). on a ainsi Mc = -M’ + Km et Xc = X’ - Kx, où Kx et Km
représentent la contrebande physique[22]
et M’ et X’ les sous et sur facturation des importations et exportations
(le signe indiquant la sous ou la sur-facturation).
On peut dès présenter la variation des réserves
de la manière suivante :
?R = (X -Xc) - (M -Mc) + (Ynx -Ynx’) + (Trx -Trx’) + (Ck + Acc) +eo,
qui peut s’écrire :
?R = (X-X’) - (M +Mc) + Ynx + (Trx - Trx’) + (Ck + Acc) +eo
Au total, de 1980 à 1994, les capitaux cachés dans la
balance des comptes courants s’élèveraient à quelques
17 milliards de dollars dont un peu plus de 8 pour l’ensemble de la contrebande,
cette dernière se partageant à peu près à égalité
entre les sous-facturations et la contrebande ouverte dite physique selon
Rocha.
Cette présentation est centrée sur les techniques sophistiquées mais artisanales que nous avons présentées. Elle insiste sur les capitaux cachés dans la balance des comptes courants et omet de présenter les mouvements des narcocapitaux qui ne n’empruntent pas les sous-facturations, contrebande, service et transferts. Plus précisément, avec la libéralisation financière, cette voie, bien que coûteuse, est de plus en plus utilisée et il faudrait décomposer Ck en deux parties, l’une aux mouvements ordinaires (Ck*), l’autre aux mouvements excessifs (Ck**). On peut alors écrire l’équation simple suivante de la balance des paiements :
FF = BC (Yw, TCR, Y) + BK ( i-i*) où BC représente la
balance des comptes courants et BK celle
+ + - +
de capital. Yw est le revenu mondial, TCR le taux de change, Y le revenu
national et i -i* le différetiel des taux d’intérêt
avec l’étranger. Plus le revenu mondial augmente, plus les exportations
croissent et les transferts de l’étranger augmentent, la relation
est également positive avec les variations de change lorsque la
monnaie se déprécie. A l’inverse, l’augmentation du revenu
national entraîne une augmentation des importations. Enfin, le différentiel
de taux d’intérêt en faveur du pays hôte suscite des
entrées de capitaux. cette formalisation extrêmement simple
peut être adaptée aux particularités de l’économie
de la drogue de la manière suivante:
FF’ = BC (Yw, ITCR, Y, i + ? - i* ) + BK (i + ? - i*)
+ + - + +
dans laquelle ? représente la proportion de l’économie
criminelle à rapatrier ses capitaux, soit par la voie des comptes
courants, soit par celle du compte capital, et ITCR le nouveau taux de
change suite à l’afflux de devises. Toutes choses étant égales
par ailleurs et pour un même état des anticipations, la représentation
des équilibres sur les trois marchés des biens, de la monnaie
et de la balance des paiements montre que le taux de change devrait s’apprécier,
l’offre de monnaie augmenter suite à l’entrée de devises
et les prix suivre sauf si une politique de stérilisation de la
monnaie est entreprise dans le but de contrecarrer les effets inflationnistes,
mais avec le danger qu’avec l’augmentation des taux d’intérêt
nécessaire pour capter le surplus monétaire, des entrées
de capitaux croissantes aient lieu. Mais ainsi que nous l’avons déjà
noté, l’ensemble de ces effets secondaires ne peut à l’évidence
être apprécié à l’aide d’hypothèses aussi
restrictives. Pour des raisons diverses, le déséquilibre
interne entre l’investissement et l’épargne, l’excédent ou
le déficit budgétaire peuvent varier et s’opposer voire à
l’inverse accentuer des mouvements sur les prix - niveau général
des prix et différentiel entre secteurs exposés et abrités
- et les changes. Les effets directs de l’afflux de narcodollars
sur le PIB, sa structuration entre activités exposé et abrités,
les prix sont spécifiques à chaque pays selon l’état
de leur balance de paiement, l’insuffisance de l’épargne relativement
à l’investissement des résidents, le déficit ou non
du budget et bien sûr leur niveau de développement industriel
et il convient de les étudier cas par cas, avec cependant pour hypothèses
différentes des modèles de « dutch desease »,
l’absence du plein emploi des facteurs de production, l’existence d’une
économie informelle conséquente, l’appropriation privative
et illégale des profits de cette activité et l’impossibilité
pour le gouvernement de les taxer. L’influence de cette entrée de
devises et sa conversion en monnaie locale, bien que spécifique,
n’est pas négligeable, mais ce serait une erreur de plaquer des
conséquences tirées d’un modèle dont les hypothèses
ne semblent pas convenir aux cas étudiés. C’est pourquoi,
il convient d’étudier les effets indirects de ces entrées
d’argent. Ceux ci peuvent être appréhendés à
partir d’une analyse des comportements de entrepreneurs mafieux.
Les deux premiers facteurs sont importants. On trouve souvent dans la littérature des références à la dimension relativement faible des organisations criminelles et à leur articulation en réseaux. L’activité productive a une dimension réduite car elle est peu susceptible d’économies d’échelle tant au niveau de la culture du pavot ou de la feuille de coca que de leurs transformations. La dimension des entreprises dépendra de ce fait moins de la recherche de ces économies d’échelles que de celle visant à réduire les risques au maximum (Cartier Bresson, 1997). Cette dimension n’est pas la même de ce fait selon que l’on se situe au niveau de la production, de la transformation, de la vente au prix de gros, de celle enfin au prix de détail. On peut considérer que si les organisations criminelles cherchent à intégrer la production, la transformation et la vente en gros, elles n’auront ni la même dimension, ni la même organisation sous forme de réseaux que celles qui, achetant les produits illicites au prix de gros, les revendent ensuite en suivant une chaîne d’intermédiaires jusqu’au consommateur final. Ni les problèmes matériels rencontrés, ni l’information quant au risque, ni les possibilités enfin de le contourner par la corruption ne sont identiques. Il reste qu’évidemment ces organisations sont instables puisque les contrats passés peuvent donner lieu à tromperie sans qu’une instance neutre puisse arbitrer, que la marchandise est en partie (substantielle) saisie et que la hiérarchie criminelle peut être démantelée. (Reuter dans Cartier Bresson, p.79), mais ces risques sont différents selon la place occupée dans la filière. L’intégration de l’amont vers l’aval, sans que les organisations aillent jusqu’au stade de la vente en détail, milite pour une dimension importante, mais les risques encourus et le peu de flexibilité d’une grande organisation conduisent à la fois à limiter celle-ci et à les structurer sous forme de réseaux. Dans les pays latino-américains, on peut supposer que les organisations criminelles pratiquent une intégration en forme de huit : à la base est l’organisation et l’encadrement des paysans sous contrat qui produisent la matière première, ensuite, plus réduite, la transformation, laquelle est sous le contrôle de l’organisation criminelle proprement dite. Celle-ci vend la drogue en gros, blanchit les devises, puis/et les recycle. Une base large : les paysans, un sommet large également : les détaillants et entre les deux un noeud : l’organisation criminelle. ces différentes activités étant totalement séparées et reliées entre elles par la présence du responsable de l’organisation mafieuse et de ses assesseurs (Rocha dans Thoumi, p.163)
Le blanchiment - recyclage est une activité très importante des organisations criminelles. Elle ne doit pas être confondue avec celle du blanchiment - rapatriement, bien que parfois elles puissent se chevaucher, voire se confondre. Le recyclage est en général facilité par l’existence d’un Etat faible, dont les administrations et autres appareils d’Etat sont fortement sensibles à la corruption, et par l’existence d’une économie informelle conséquente qui, à la différence du narcotrafic, produit illégalement des biens et services mais dont la production et la consommation ne sont pas interdites. L’existence de cette économie informelle, la constitution de l’Etat marqué par son passé récent (rôle joué par la violence, l’exclusion, la faible citoyenneté effective) permettent l’élargissement des marges de l’illégal-légal (Rivelois, 1999) et autorisent de ce fait l’essor des activités illicites.
Les dépenses des narcotrafiquants sont peu ou prou génératrices d’emplois et de création de richesses. L’importance des effets sur la croissance dépend de multiples facteurs : s’il s’agit de dépenses somptuaires ou directement spéculatives comme l’achat de terrains, les effets sur la création de richesse sont faibles, sinon nuls. S’il s’agit de dépenses dans le secteur de la construction, les effets d’entraînement en amont peuvent être importants et source d’activités productives nouvelles grâce à l’élargissement des marchés en amont. Les effets indirects sur l’emploi et la création de richesses dépendent donc à la fois de la part investie dans les dépenses des narcotrafiquants, et du lieu où ces investissement sont effectués. Les dépenses les plus spéculatives sont génératrices de peu d’emplois, sauf dans les activités de construction, celles qui le sont moins peuvent participer à la création d’emplois selon l’importance de l’investissement, les techniques utilisées et surtout les effets d’entraînement en amont possibles.
Le recyclage s’effectue prioritairement dans certains secteurs (Castelli, 1999) comme le tourisme (restauration, hôtellerie, casinos) parce qu’il peut être de nature à permettre des blanchiments futurs, dans la spéculation immobilière et l’achat de terrains (parce que la réglementation sur l’origine des fonds est en général plus laxiste et que le possesseur d’argent blanchi peut le recycler et trouver ce faisant un statut à cet argent qui lui fasse peu courir des risques d’enquêtes sur l’origine de ses fonds), dans l’industrie pharmaceutique (parce que ceci permet l’acquisition sans trop de risques de produits chimiques nécessaires à la transformation de la matière première), dans des entreprises situées dans des secteurs où la possibilité est grande soit, de falsifier les comptes - permettant les sous et sur-facturations -, d’établir des doubles comptabilités, soit de s’établir dans des activités de service (banques, sociétés de bourse).
La panoplie d’entreprises à la marge de l’activité directement illicite a dès lors deux logiques, l’une de reproduction classique du capital, l’autre de blanchiment et de recyclage. Ces deux activités sont complémentaires jusqu’à un certain degré et il serait erroné de penser que la première puisse se substituer intégralement à l’autre car elles reposent sur deux manières opposées de résoudre les conflits : la loi et la violence. Les deux ne pouvant coexister durablement sans déteindre l’une sur l’autre, soit l’entreprise quitte son statut mafieux, soit elle le conserve et la loi est gangrenée dans son application par la violence de la corruption ou bien celle directement physique.
Le poids du passé n’est pas neutre. Ce serait une erreur de penser
que les comportements soient commandés par la seule optimisation
de choix visant un objectif futur (Dupuy JC, 1997). L’erreur passée
ne peut être traitée comme un « coût irrécupérable
» qu’il conviendrait d’accepter pour optimiser les choix visant un
futur possible. Ils imprègnent les comportements et donc influent
sur les choix effectués, comme s’il s’agissait « d’amortir
» l’erreur faite[23].
Cette observation sur la rationalité vise à expliquer que
lorsque l’enrichissement vient d’une activité de rente illicite
et de sa capacité à s’inscrire dans le circuit de cette rente,
il est très difficile d’abandonner cette manne au profit d’un enrichissement
moins lucratif venant de l’organisation et de l’exploitation de la force
de travail, c’est à dire du profit. De même est il très
difficile de viser le long terme dans le choix de ses investissements[24].
L ’ «erreur » tend à se répéter et l’illégal
à prendre le dessus sur le légal, transformant les entreprises
en entreprises mafieuses et rendant difficile la notabilisation des criminels
à l’intérieur d’une génération.
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