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Le Monde Diplomatique, octobre 2001

Comment on assassine les espoirs de paix en Colombie,

la bataille du sud Bolivar

Par Maurice Lemoine

 


Le 28 juin 2001, les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) rendaient leur liberté à 304 soldats et policiers, portant à 359 le nombre des libérations effectuées parmi leurs 450 prisonniers ; longtemps réticentes à cet accord humanitaire, les autorités n'élargissaient en échange que 15 guérilleros malades. Si le président Andrés Pastrana semble décidé à proroger, le 7 octobre, l'accord insituant une zone démilitarisée octroyée aux FARC pour dialoguer avec le gouvernement, les secteurs bellicistes, l'armée et les paramilitaires - qui ont rejoint les groupes d'opposition armée sur la liste des organisations terroristes établie par les Etats-Unis -, font monter la pression. En témoigne la manière dont ont été sabotées les négociations avec l'autre guérilla du pays, l'Armée de libération nationale (ELN).

C'est douloureux de les voir s'enfoncer là-dedans. Angoissant. Mais y a-t-il un autre choix ? Une lueur d'émotion traverse les yeux de la femme. " On leur souhaite bonne chance. Et on leur dit de faire attention avec les explosifs. " Là-dedans : la mine. Et dans la mine, leurs hommes, maris ou compagnons. Arrivés un jour dans cette serranía de San Lucas, haute épine dorsale des montagnes du sud Bolivar, en quête de la fortune, de l'or, d'un plante comme on dit ici. Venus d'ingrates campagnes ou de villes inhospitalières, " des villes où les riches ont des écoles pour éduquer les chiens et où le pauvre, s'il déjeune le matin ne mange pas le midi, s'il mange le midi n'a plus rien pour dîner ".

La mine. Le socavón, cet infâme boyau pas plus haut par endroits qu'un homme à genoux, s'enfonçant sur des centaines de mètres dans les entrailles de la nuit. Ni lumière ni système d'aération. Juste le halo de torches électriques fixées par un élastique autour du front. Nul étai. L'eau qui suinte, et vous imprègne, et clapote autour des chevilles, marée noire dans laquelle il faut parfois presque ramper. Le puits surgi des abysses, qui plonge à la verticale, et au fond duquel un robuste mineur vous enterre, après vous avoir descendu au bout d'une corde par la seule force de ses bras.
Du cœur des ténèbres, avec leurs ongles, ils extraient la richesse du pays. Un travail dur. Brutal. " Quelqu'un qui a de la chance sort 20, 50, 100 grammes d'or. Mais même s'il obtient un jour un million de pesos [3 100 francs, 472 euros], il va rester trois ou quatre mois avant de trouver un autre gisement. "

L'Eglise oublie les baptêmes

Flottant au-dessus des nuages, Minavieja res semble aux dizaines de hameaux perchés sur les pitons de la serranía et génériquement connus sous le nom de las minas (les mines). Venelles de boue, gourbis de planches couverts de plastiques, deux ou trois boutiques, vacarme de foire des cantinas, ronronnement du groupe électrogène, billards le soir dans le claquement des boules et des bouteilles de bière décapsulées. Entre le linge qui sèche, des armées de pelados, oui, des armées d'enfants. La petite école insalubre bâtie de leurs mains, à leurs frais, par les habitants. Une maîtresse payée par le gouvernement et à qui les parents donnent un complément de salaire pour qu'elle ne meure pas de faim. Une autre institutrice, entièrement rémunérée par la communauté. Aucune route. Même l'Eglise catholique oublie de venir ici baptiser les enfants !

Pourtant... Pourtant d'un de ces hameaux jaillit un cri du cœur, un cri presque insensé : " Je suis heureuse ici. On vit mieux que là où on était ! Que le gouvernement nous laisse en paix. " D'un geste discret, la femme salue un homme en uniforme, kalachnikov dans le dos. C'est un guérillero.

Sans aucune aide de l'Etat, les communautés se sont organisées pour bâtir le peu qu'il y a. Avant, leurs habitants pouvaient descendre dans les bourgades, San Pablo, Santa Rosa, Montecristo - les cabeceras municipales - qui, le long du fleuve Magdalena, verrouillent la serranía. Il n'en est plus question. Surtout si l'on est dirigeant, membre de la junta d'action communale, syndicaliste, militant de quoi que ce soit.

Président de la Fédération agrominière du sud Bolivar, M. José Cediel n'a pas mis un pied hors de la zone depuis vingt mois. Moyennant quoi, il est encore vivant. " Aucun dirigeant ne peut sortir. Il se fait assassiner. Nous sommes des prisonniers en liberté. " Un homme aux ongles noirs et cassés grommelle qu'ils sont surtout des paysans pris au piège entre deux feux. Un peu plus loin, deux mineurs croisent le commandant " Pablo ", chef du détachement de l'Armée de libération nationale (ELN) installé à proximité de Minagallo. " Comment ça va, mon petit Pablo ? "

Ils restent ici par amour de la terre, mais c'est très compliqué. " Tout le monde sait que la guérilla vit dans ces montagnes et qu'elle vient jusqu'ici. Mais nous, nous n'avons jamais empoigné un fusil. " On ne dit pas autre chose, beaucoup plus au nord - au nord du sud Bolivar ! -, à Micoahumado. " On ne peut pas nier la présence de la guérilla dans le pueblo, ce serait stupide, tout le monde la voit. Cela ne fait pas de nous un village de guérilleros. "

A la sortie de toutes les cabeceras municipales se déploient les barrages des Autodéfenses unies de Colombie (AUC) - les paramilitaires. Ces paracos contrôlent les commerçants. Au prétexte d'en priver la guérilla - qui a ses propres canaux d'approvisionnement -, ils limitent le transport des marchandises, interdisent le passage des piles électriques, des bottes, du carburant, des aliments et des médicaments, imposant un blocus qui épuise les habitants civils des hameaux. " On s'endette pour acheter et ils confisquent la marchandise, soupire un commerçant de Minacaribe que les paramilitaires ont presque ruiné. Vous courez le risque permanent de perdre votre argent, quand ce n'est pas la vie. "

Groupes officiellement " hors la loi ", les paracos arrêtent et assassinent à deux pas du poste militaire de Morales ; à San Pablo, à vingt minutes des détachements des bataillons 47 et Nueva Granada ; à Santa Rosa, à une demi-heure du bataillon Guanes ; à Monterrey, San Blas, Simití, " où on les voit ouvertement avec les soldats ". Sans parler, un peu plus au sud, de Barrancabermeja, port fluvial et capitale pétrolière de la Colombie. Une ville livrée à la vindicte des tueurs, alors qu'y stationnent cinq mille hommes des bataillons 45 et Nueva Granada, des Forces spéciales et de la police. Ils n'ont aucun lien, rabâche le gouvernement comme on récite un Notre Père, mais ils vivent ensemble, se permettent de corriger les habitants crucifiés.

A Micoahumado, on énumère les victimes. Dernière en date, Alma Rosa Paramillo, avocate, déléguée du Programme de développement et de paix du Magdalena Medio (1), interpellée à Morales fin juin dernier et découpée, vivante, à la tronçonneuse. Il y aurait de quoi faire une montagne avec les cadavres de tous ceux qui ont été torturés à mort, pendant des années. Tant dans le sud Bolivar que dans l'ensemble du Magdalena Medio. Victimes de la folie meurtrière de la guérilla et des AUC, vous explique-t-on à Bogotá, où le mot paramilitaire - qui dit sans doute trop bien ce qu'il veut dire - disparaît peu à peu du vocabulaire. Pour le moins dans certains médias.

Née en 1964 dans le proche département de Santander, l'ELN a fait du sud Bolivar, depuis une vingtaine d'années, l'un de ses bastions (2). Où se trouve le front ? Il n'y en a pas. La guerre, ce sont des surprises, des embuscades, des chocs soudains. De trochas en cerros (3), il faut éternellement marcher, à en crever. Année après année, la guérilla implante la résistance dans ce capharnaüm de jungles et de montagnes, sur ces terres où les militaires traitent avec les potentats.

Rixes, vengeances, traquenards... A la machette et au fusil, on s'entretuait. " Pour 20 ou 30 grammes d'or, on vous assassinait à tous les coins de forêt. " Lorsqu'elle surgit dans ce purgatoire délaissé par l'Etat, l'ELN établit une série de normes de cohabitation entre individus et communautés. Elle met également un terme à une guerre entre costeños (habitants de la côte) et cachacos (habitants de l'intérieur). " Aujourd'hui, il n'y a plus d'attaques de grand chemin, sourit le commandant Pablo, attablé devant un tinto (café). Si un acte répréhensible affecte un hameau, l'organisation sociale de la communauté intervient. Quand c'est plus délicat, on vient nous chercher. Nous réglons les quelques cas de rupture de contrats implicites autour des mines, de vols de terres, d'incidents dus à l'alcool... " " Si le délit est grave, un meurtre par exemple, ils exécutent le coupable ", complète un peu plus tard un paysan, pas autrement scandalisé. Prix de cette tranquillité dont on lui sait gré, l'ELN perçoit un impôt (elle préfère l'expression " accord avec les producteurs ") sur les activités minières. En revanche, elle s'interdit de toucher à l'argent de la coca.

Et pourtant, de la coca, il y en a ! Dans les années 1980, Pablo Escobar a proposé mille précieux fusils aux insurgés pour pouvoir installer une piste d'aviation. L'ELN a refusé. " Nous n'avons jamais eu et n'aurons jamais de contact avec le narcotrafic, jette fermement le comandante Nicolás Rodríguez Bautista - dit "Gabino" -, dirigeant numéro un de l'ELN, rencontré en juillet "quelque part dans le sud Bolivar". Nous sommes d'accord avec ceux qui le considèrent comme un fléau de l'humanité. Je ne parle pas là du gouvernement et de sa double morale : toutes les institutions de l'Etat sont gangrenées par l'argent sale. Mais nous, nous préférons demeurer pauvres que de nous mettre là-dedans ! "

Cette position, diamétralement opposée à celle des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), qui, après beaucoup d'hésitations, ont pragmatiquement décidé de percevoir un impôt sur la coca (ce qui ne fait pas d'elles un cartel de la drogue), ne donne cependant pas quitus au pouvoir pour réprimer les paysans. Si elle désapprouve la présence de cette plante du diable et incite à l'éradiquer (comme le font deux cents familles du municipio de Morales), l'ELN n'interdit pas les " cultures illicites ", consciente de la détresse sociale qui en constitue le terreau. " Nous avons déjà l'armée et les paramilitaires comme ennemis, s'esclaffe un jeune guérillero, du côté de Pueblogato, on ne va pas y ajouter les paysans ! "

Car l'ombre du Plan Colombie plane également sur la zone. Les avions y déversent des produits chimiques sur tout ce qui ressemble à de la végétation (4). Ils ont craché leur venin " par-là ", détruisant les bananiers, " par là-bas ", tuant les cultures de subsistance, " par là-bas aussi ". " Ah, ici, non, éclate-t-on de rire aux confins de Canelos et de Pueblogato, l'ELN était dans la montagne, les avions ont été accueillis par une volée de plombs ! "

Dans ce guêpier colombien, tout est en apparence tordu, inextricable, totalement illogique. Prisonniers de leur misérable condition, les paysans transforment la coca en pâte base (première étape de la fabrication de la cocaïne). Des processions de mules descendent la marchandise vers San Pablo, Santa Rosa, etc., où des intermédiaires la vendent aux paracos. Ennemis jurés et assassins de leurs fournisseurs. Que protège l'ELN, malgré ses positions de principe ! Elle-même attaquée par les narco-paramilitaires, étroitement liés à la police et à l'armée, lesquelles, avec les dollars de Washington, livrent une lutte à mort aux FARC, au prétexte d'en terminer avec... le narcotrafic.

Comment savoir ce qui traverse les têtes quand le silence devient principe élémentaire de survie ? Plaidoyer embarrassé d'une femme, à Micoahumado : " Les relations ne sont pas affectives. Les guérilleros arrivent, ils nous saluent, ils nous demandent un verre d'eau. On le leur donne, c'est un geste humanitaire. " Franchise d'un pasteur presbytérien, dans les froidures de las minas :" Les Saintes Ecritures nous enseignent qu'on doit respecter toutes les lois. Alors, nous respectons celles de la guérilla. Si on avait des armes, on ferait peut-être autre chose, mais les armes, c'est eux qui les ont. " Révolte à peine masquée, dans la chaleur étouffante d'une vereda : " Tout le monde sait où se trouve la subversion, ce qu'elle fait, où elle se déplace. Pourquoi les paramilitaires ne l'attaquent-ils pas ? Qu'ils se battent entre eux et qu'on nous foute la paix. "

Le pays n'en peut plus

Evidemment, le temps passant, l'estimation de la situation se complique singulièrement. Car tel robuste quinquagénaire qui, devant témoins, a lancé un tonitruant " qu'on nous sorte de ce conflit, nous n'avons rien à voir là-dedans ", quelques heures plus tard, dans le secret d'une bière, précise sa pensée : " Hombre, ce qui se passe, c'est que la guérilla n'est pas parfaite, mais qu'elle arrive toujours avec une main amicale. Elle ne se livre à aucune violence contre nous. " Ce mineur, si véhément quand il s'estimait pris entre deux feux, se coupe le matin suivant : " La tranquillité, l'harmonie qu'on a obtenues, c'est grâce aux guérilleros. Alors que les paracos nous massacrent, les compañeros nous orientent, ils comprennent la situation sociale dans laquelle nous vivons. " Quant à celui qui évoquait " les groupes hors la loi " avec écœurement, il pourra, deux jours plus tard, lâcher tranquillement : " Dans la guérilla, vous rencontrez des soldats pauvres, des prolétaires, ils travaillent pour le bien commun. Ils aident nos hameaux désorientés à survivre, on leur doit beaucoup. "

Même le pasteur presbytérien, en apparence si sévère, y va de son modulo : " Quand on n'est pas d'accord avec une de leurs décisions, on se réunit avec eux et on le leur dit. Nous ne ferons pas cela ! C'est arrivé. Ils nous expliquent leurs raisons, on leur expose les nôtres, et bien souvent on parvient à un accord, ils respectent nos opinions. " Côté ELN, le commandant Pablo se livre à une analyse sereine. " Par crainte, beaucoup évitent de nous exposer leur position. Ne le font, en réalité, que ceux qui sont très proches de nous. Les évangélistes également, qui ont une grande force intérieure. Et puis d'autres, pas forcément sympathisants, mais qui nous connaissent bien. Leur sagesse, leur capacité de résistance aident à ce que nous ne soyons pas en position hégémonique dans ces communautés. Elles ont leur propre manière de voir, nous devons être à leur service, nous l'avons toujours proclamé. " Qu'on prenne ou non le propos pour parole d'Evangile, un fait incontestable saute aux yeux lorsque, dans toute sa longueur, on arpente le sud Bolivar : il y a souvent de la tendresse dans l'air quand passe la guérilla. " Si j'avais l'impression d'être coupé du peuple, je rentrerais chez moi ", lâche, de longues journées de mule et de camionnette au sud des mines, sous un soleil de plomb, le commandant du détachement de San Juan.

Mais la Colombie n'en peut plus. En 1998, l'ELN rend public son projet pour mettre fin au conflit : l'organisation d'une Convention nationale. Pour être solide, la paix doit être le fruit d'un accord avec toute la société. Accédant au pouvoir suprême, M. Andrés Pastrana n'apprécie pas. Il est le président des Colombiens, chef du gouvernement, propriétaire du cirque pour les quatre années à venir, la négociation doit passer par lui, pas par le peuple. Préférant se tourner vers les FARC, organisation consolidée, pragmatique, et dialoguer avec elles " d'Etat à Etat " (5), il dédaigne l'ELN que l'on dit affaiblie militairement.

Les elenos (guerilleros de l'ELN) réagissent. A leur manière. Organisation de cadres politiques armés plus qu'armée révolutionnaire, sa force repose moins sur la puissance de feu que sur son enracinement populaire. Ils n'ont pas la capacité militaire des FARC, qui ont matraqué l'armée à Las Delicias ou Mitú. Le 12 avril 1999, un commando détourne un Fokker d'Avianca entre Bucaramanga et Bogotá, et embarque ses quarante et un occupants dans le sud Bolivar. Le 29 mai, cent cinquante fidèles qui assistaient à une messe, dans l'église La Maria de Cali, sont enlevés.

Une Zone de rencontre

S'il s'agissait de se faire remarquer, l'opération est réussie ! Les condamnations pleuvent aussi drues que les excommunications. Remontent tous les griefs de la " société civile " à l'égard de ces " terroristes ". Car, bien sûr, en assassinant les assassins, la guérilla se rend coupable de grosses bavures. De sérieux dérapages quand elle sabote les infrastructures (6). Sans oublier qu'elle exaspère et génère une angoisse indicible par sa pratique des enlèvements contre rançon. " Je le sais, soupire sans cynisme le comandante "Gabino". Pour assumer les hauts coûts de la guerre, nous avons recours à ces "rétentions économiques" que nous considérons comme une sorte d'impôt. Nous avons toujours reconnu que ce n'est pas une méthode très... élégante. Nous avons dit au gouvernement, à la communauté internationale : cherchons comment éviter cela. Nous sommes disposés à en discuter. Par exemple : le gouvernement perçoit les impôts, mais ne représente pas toute la société colombienne. Il représente les puissants. Nous, tout aussi colombiens, tout aussi patriotes, nous sommes une force, une sorte de gouvernement alternatif. Négocions les impôts. Que l'Etat nous en reverse une partie, on arrêtera les enlèvements. "

Le propos paraîtra surréaliste, même prononcé en " Locombie " (7). Un Etat subventionnant son opposition armée ! L'affaire est évidemment demeurée au point mort. " Une guerre est un monstre, enchaîne "Gabino", que n'habite aucun romantisme fougueux, elle génère des brutalités sans limites. Mais nous avons un projet de transformation sociale, nous voulons une redistribution de la richesse, et beaucoup nous appuient. La logique humaniste authentique est d'arrêter le conflit et de s'attaquer aux causes qui l'ont généré. "

Pressions de l'ELN, actions armées en tout genre, l'idée d'une Zone de rencontre (zona de encuentro) pour organiser la Convention nationale finit par s'imposer. On évoque le sud Bolivar. L'extrême droite monte au créneau. Et pour cause : les paramilitaires de M. Carlos Castaño en sortent cinq tonnes de pâte base par mois. Trempent également dans la conspiration les bellicistes de la politique et de l'argent, possédés par leur égoïsme, encrassés dans leurs intérêts. Et le haut commandement militaire.

Le haut commandement a plus ou moins intériorisé son recul dans le sud où les FARC ont obtenu une zone démilitarisée de 42000 kilomètres carrés, dans le Caguán. Mais flancher dans le Nord, dans la partie peuplée du pays qu'il affirme contrôler, serait une remise en cause de toute la doctrine militaire. On fait donner les troupes de choc (celles qui ne sont pas tenues de respecter les droits humains). Abandonnant les froidures du Nudo de Paramillo (Cordobá), M. Carlos Castaño et son état-major établissent leur campement dans la serranía de San Lucas, à Pozo Azul, entre San Pablo et Santa Rosa. " Dans un an, plastronne le chef des paracos devant micros et caméras complaisants, j'aurai sorti la guérilla de la serranía. Je fixerai mon hamac sur la Teta de San Lucas [le plus haut sommet, à deux heures de Minavieja]. "

Armée et paramilitaires

L'ex-commandant en chef de l'armée, M. Harold Bedoya, et l'ancien gouverneur d'Antioquia, M. Alvaro Uribe Velez (candidat de l'extrême droite à l'élection présidentielle de 2002), en liaison avec le ministre de l'intérieur de l'époque, M. Humberto Martinez, montent de toutes pièces, dans les bourgades soumises à la loi des paramilitaires, deux mouvements s'opposant à la Zone de rencontre : Asocipaz et No al Despeje. Largement relayées par les médias, de multiples manifestations spontanées d'habitants qui, dans leur majorité, défilent le pistolet sur la tempe, ne vont plus cesser de clamer leur opposition à l'établissement de l'aire de négociations. Tandis que dans les terres, n'intéressant personne, une majorité des mineurs et des paysans la réclament ardemment...

Toute la contrée se remplit de lueurs, de fumées, de détonations. Sortant de leurs bases situées le long du fleuve, les paramilitaires se déchaînent contre les communautés. Malgré tout, le gouvernement confirme, le 24 avril 2000, l'établissement de la Zone de rencontre sur les municipios de San Pablo, Cantagallo (sud Bolivar) et Yondo (Antioquia) : 4 727 kilomètres carrés comptant avec la présence d'une commission de vérification nationale et internationale. Le 25 juillet suivant, alors que guérilla et gouvernement se retrouvent à Genève, les représentants de l'ELN quittent brutalement la table de négociations : ils viennent d'apprendre qu'une attaque de deux cents paramilitaires a eu lieu contre le campement de " Gabino ". Pendant plusieurs heures, celui-ci ne donne plus signe de vie. Situé dans la serranía, à proximité d'El Diamante et de Vallecito, ce campement provisoire avait servi, quelques jours auparavant, à une rencontre entre elenos, haut commissaire à la paix et " société civile ", pour mettre au point les derniers détails de la réunion de Genève. Seule l'armée connaissait son emplacement...

Vallecito et El Paraíso sont détruits, El Diamante partiellement. Les habitants survivent (on verra comment). Et témoignent. " On pouvait voir les insignes des bataillons Guanes et Heroes de Majagual sous les bracelets AUC ! " Une autre colonne mène l'offensive sur Minacaribe et Minagallo. Elle débouche sur un sommet pelé, à La Guarapera. Enterrée dans quelques modestes tranchées, l'ELN fait front. Tornade de plomb, la fusillade dure un jour entier. Etrillés, les paramilitaires se replient sur Minavieja. " Ils étaient trois cents, mais pas plus de quarante paracos, enrage un mineur aux mains noires et dures. Les autres étaient des militaires du bataillon Guanes. On en a reconnu beaucoup. Ils ont assassiné José Manuel Quiroz, sur la place, devant les enfants. Ensuite, au cimetière, ils l'ont démembré, obligeant à la pointe du fusil toute la population à regarder. " Utilisée par ses ravisseurs comme bouclier humain, pour éviter que la guérilla intervienne, la population serre les dents. " Si tu restes, ils te tuent. Si tu t'enfuis, ils te tuent aussi. "

Chacun part comme il peut, par la forêt, en se cachant, la nuit. Un hélicoptère civil ravitaille les assaillants en vivres et munitions. Mais lorsque, au bout de cinquante-six jours, la population peu à peu ayant déserté les lieux, ils deviennent vulnérables et font finalement retraite, c'est un hélicoptère militaire qui vient les sortir d'affaire, à La Torreja. De même qu'à Simití, San Blas, Monterrey, Pozo Azul, on verra les modernes Black Hawk et l'aviation appuyer les AUC.

Décembre 2000, La Havane (Cuba). Les comandantes, emmenés par " Gabino ", mettent la dernière main à la réglementation de la Zone de rencontre, en compagnie d'une délégation gouvernementale dirigée par le haut commissaire à la paix, M. Camilo Gómez. Le pouvoir s'engage à enrayer l'action des paramilitaires. Le 5 février 2001, jour où l'ex-général Bedoya et le chef des paracos de la zone, " Gustavo ", organisent une énième manifestation à San Pablo, l'armée déclenche l'opération " Bolivar " : trois mille cinq cents hommes " pour combattre les paramilitaires et détruire les laboratoires de production de cocaïne ". Obligeamment prévenus, les intéressés abandonnent le plus grand labo de la zone, situé à 15 kilomètres de la base militaire de Santa Rosa. De là, chaque semaine, un hélicoptère (aussi transparent qu'indétectable) transportait la cocaïne jusqu'à Caucasia, principal centre de stockage de M. Carlos Castaño.

Pendant les deux mois que dure l'opération, l'armée ne tire pas un coup de feu contre les paramilitaires. Elle ne récupère pas un gramme de cocaïne. En revanche, le 10 février l'aviation mitraille les alentours de Caño Frio pour disperser une manifestation d'un millier de paysans qui appuient la Zone de rencontre. Dans les semaines qui suivent, de multiples chocs opposent les troupes, " guidées par des paramilitaires connus de tous ", à des détachements de la guérilla. Harcèlements, assassinats (à Machuca), vols et massacres de bétail accablent les habitants.

L'armée se replie le 10 avril. Le jour même, le terrain ayant été soigneusement préparé, huit cents hommes des AUC se lancent à l'assaut. On s'affronte dans les zones de San Pablo, Simití, Santa Rosa, Morales, Arenal et Montecristo. El Paraíso, El Diamante, Vallecito sont à nouveau réduits en cendres. " Si la guérilla n'était pas présente dans ces endroits stratégiques, raconte une victime, on serait tous morts ! "

Dans les environs de chacun des hameaux de cet immense sud Bolivar stationne un détachement d'une vingtaine de guérilleros. Lorsque surgit la tornade de plusieurs centaines de paramilitaires, impossible de résister. Les elenos retardent les assaillants, protègent la fuite des centaines de paysans qui courent dans la montagne, les assistent, les organisent. Puis la guérilla se regroupe, rameute ses unités d'élite, et, leur infligeant de lourdes pertes, sort les paracos. Les habitants regagnent leurs veredas.

Mais il y a plus. Dans leur hâte de remporter une victoire définitive à n'importe quel prix, M. Carlos Castaño et ses mentors militaires ont fait un pari. Certains qu'ils sont de briser facilement toute résistance, leurs forces mercenaires établissent des bases de plusieurs centaines d'hommes dans les bastions montagneux des insurgés. Perdant toute mobilité, et malgré les hélicoptères qui les ravitaillent, ils se livrent aux coups. Et découvrent que les elenos ne sont pas simplement des rebelles qui mènent une guérilla de routine : ils savent combattre, et durement. Qui plus est, l'affaire étant sérieuse, ils reçoivent des renforts...

" Malgré quelques divergences politiques et idéologiques, dit le commandant Pastor Alape, chef des mille hommes du bloc Magdalena Medio des FARC, mes hommes se sont portés aux côtés de l'ELN. " Un tournant : les deux organisations guérilleras n'entretiennent pas toujours les meilleures relations. Des forces spéciales conjointes, aux ordres des commandants Pastor Alape (FARC) et " Gallero " (ELN) déroutent les paracos à San Lorenzo. D'autres forces conjointes détruisent la base de No Te Pases-Patio Bonito. L'ELN frappe à Pozo Azul, Buenavista, Cañabraval, La Punta...

" Après trois années de combats, nous confie, à Vallecito, le commandant Marcos, chef de guerre émacié d'une unité d'élite de l'ELN, la grande victime de cette folie, c'est la population. Nous avons perdu des ressources, c'est normal dans la guerre, et environ soixante combattants, ce qui est normal aussi. Mais notre force est intacte et tous les commandants sont vivants. "

Déroute militaire pour les paracos, qui ont subi de lourdes pertes, en particulier de nombreux cadres tombés au combat. Traversant une très grave crise - dont a témoigné l'abandon par M. Carlos Castaño de son poste de commandant en chef -, ils recomposent leurs forces, regroupés entre San Blas et Monterrey. Mais, paradoxalement, ils offrent à leurs commanditaires une victoire politique. Comment parler de paix dans une région aussi conflictuelle, où la population refuse la zona de encuentro et où, qui plus est, les FARC ont mené des opérations remarquées ? " L'ELN doit oublier une fois pour toute le sud Bolivar comme zone démilitarisée pour la réalisation d'une Convention nationale ", lance le général Fernando Tapias, commandant en chef des forces armées. Echo docile, le président Pastrana, assistant le 8 août à un défilé militaire, annonce la suspension de tout contact avec la guérilla, " en raison de l'absence de volonté de cette organisation pour avancer dans le processus de paix ".
 


(1) La zone dite du Magdalena Medio (moyen Magdalena) regroupe, le long du fleuve, huit départements. Les narcotrafiquants, des grands propriétaires, des militaires et des membres de la classe politique y ont créé les forces paramilitaires, au début des années 1980.

(2) Seconde guérilla en importance, l'ELN rassemble environ 5 000 combattants. Les Forces armées révolutionnaires de Colombie-Armée du peuple (FARC-EP) en comptent entre 16 000 et 18 000.

(3) Trocha : mauvais sentier. Cerro : colline.

(4) Lire " Cultures illicites, narcotrafic et Plan Colombie ", Le Monde diplomatique, janvier 2001.

(5) Lire " En Colombie, une nation, deux Etats ", Le Monde diplomatique, mai 2000.

(6) Le 18 octobre 1998, le sabotage de l'oléoduc Caño Limón-Coveñas provoque une explosion qui fait une centaine de morts et des dizaines de blessés.

(7) Jeu de mots avec loco : fou.
 
 

M.L.

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