Quand le Pentagone fait joujou en Colombie
      
Au départ, le Plan Colombie devait aider
      à la reconversion des agriculteurs.
      Quatre
      ans après, la réalité est tout autre.
      Les
      Américains ont d’abord vendu leurs
      hélicoptères
      high-tech…
      
ROLLING STONE (extraits)
        
      New York
      Dans le cadre de la guerre technologique menée
      par les Etats-Unis pour lutter contre la
      drogue, les cultivateurs de la forêt tropicale
      colombienne se sont vus attribuer des radios
      émettrices reliées à des satellites espions
      américains pour les informer : “Non, nous n’avons pas de coca, toujours
      pas de coca aujourd’hui…” De leur côté, les Américains ont recours
      à une méthode de repérage des cultures
      de
      coca extrêmement sophistiquée qui s’effectue
      depuis l’espace. Les radiations particulières
      émises par les plants de coca sont
      identifiées
      par des satellites placés en orbite
      et reconverties
      sous forme de cartes ou de statistiques
      grâce
      au Multiple Digital Imaging System [système d’imagerie numérique multiple].
      A l’ambassade américaine de Bogotá, pour
      les réunions de routine relatives à
      l’application
      du Plan Colombie, les cultures de coca
      sont
      symbolisées par de petits carrés verts
      générés
      par ordinateur sur une carte électronique.
      Chacun d’eux représente une surface
      de plus
      de vingt hectares de coca. Ces petits
      carrés
      sont déterminants pour obtenir le soutien
      du Congrès américain au Plan Colombie.
      En
      effet, généralement les émissaires
      du Congrès
      ne restent que quelques heures en Colombie
      et ne sortent pas de l’obscure salle
      de réunion
      de l’ambassade. Dans cette pièce sombre,
      lorsqu’ils sont projetés sur l’immense
      mur
      qui fait office d’écran, les petits
      carrés
      lumineux ont un effet psychologique
      considérable.
      Ils incitent à croire que dans la vraie
      vie,
      il est aussi facile d’éliminer les
      cultures
      de coca que de créer de telles images
      informatiques,
      et bien sûr grâce à la technologie
      américaine.
      Ces petits points verts posent problème ?
      Nous allons les éradiquer en appuyant
      sur
      une touche ! Ainsi représenté,
      le colossal
      problème des cultures de coca ne semble
      pas
      hors de portée du savoir-faire américain.
      C’est comme dans un jeu vidéo dont
      le but
      est d’éliminer ce qui représente un
      danger
      pour notre bien-être national. 
      
        
              Détournement 
            Au moins 20 officiers de la police antidrogue
            colombienne auraient détourné à leur fin
            personnelle plus de 2 millions de dollars
            [environ 2,2 millions d’euros], versés
            dans le cadre du Plan Colombie par les Etats-Unis
            sur un compte de l’ambassade américaine à
            Bogotá. Provisoirement arrêtée, l’assistance
            américaine à la section antidrogue reprendra
            une fois l’enquête achevée et les officiers
            jugés. | 
             | 
 
       
      En 1998, le tout nouveau président de la
      république de Colombie Andrés Pastrana
      exposait
      son Plan Colombie à Washington. Loin
      de lui
      alors l’idée de s’attaquer aux cultures
      de
      coca à l’aide de satellites espions !
      Il souhaitait mettre l’accent sur le
      développement
      économique du pays et pensait également
      qu’une
      augmentation des exportations légales
      colombiennes
      vers les Etats-Unis pourrait nuire
      au trafic
      de drogues. En effet, des produits
      comme
      le textile et les fleurs pâtissent
      de tarifs
      élevés et d’une réglementation très
      stricte,
      alors que la cocaïne et l’héroïne en
      provenance
      de la jungle colombienne pénètrent
      aux Etats-Unis
      sans contrôle ni taxation. “Le Plan Colombie original était un projet
      magnifique” affirme Luis Moreno, qui était alors l’ambassadeur
      de M. Pastrana à Washington. Mais
      sous
      cette forme, le projet ne s’est jamais
      concrétisé.
      “L’idéalisme de M. Pastrana s’est heurté
      à la réalité de la politique américaine
      et
      à nos tentatives récurrentes pour le
      canaliser”, commente Peter Reuter, professeur à l’Université
      du Maryland et grand expert du problème
      de
      la consommation de drogue aux Etats-Unis.
      “Bill Clinton m’a prévenu lorsque je suis
      venu réclamer le soutien de son pays
      pour
      le développement humanitaire”, a déclaré M. Pastrana. M. Clinton
      lui a répondu : “Je ne peux pas vous aider sur ce point.
      Tout ce que je peux obtenir du Congrès
      pour
      vous, ce sont des armes et des équipements
      militaires”. C’est donc un Plan Colombie réactualisé qui
      est sorti de la moulinette politique
      américaine,
      un plan qui convenait enfin aux différents
      groupes d’influence de Washington.
      Puis,
      comme à son habitude, le Congrès s’est
      approprié
      ce programme à des fins électorales.
      Plus
      précisément, les députés et les sénateurs
      ont détourné l’argent destiné à la
      Colombie
      vers leurs circonscriptions et leurs
      états
      respectifs. 
      Comme un agriculteur colombien tentait de
      l’expliquer lors d’une réunion à Puerto Asís
      [Colombie], la mise en Suvre de matériel
      high tech s’élevant à plus de 1 milliard
      de dollars [environ 1,1 milliard
      d’euros]
      pour l’application du Plan Colombie
      n’a aucun
      sens en Colombie. En revanche, cela
      revêt
      une grande importance à Washington.
      En fait,
      il était impératif que des armes ultra-sophistiquées
      entrent en jeu pour que le Plan Colombie
      bénéficie de l’aval du Congrès. 
      Mais ce n’est pas tout. Sur le budget que
      le Congrès a attribué au Plan Colombie,
      plusieurs
      centaines de millions de dollars ne
      concernaient
      en rien le pays latino-américain. En
      effet,
      plus d’un tiers de ce budget global
      a été
      destiné au financement de projets greffés
      au Plan, comme par exemple la modernisation
      des aéroports des îles touristiques
      caribéennes
      d’Aruba et de Curaçao. Une fois ces
      sommes
      soustraites, on s’est aperçu qu’il
      ne restait
      que quelque 860 millions de dollars
      [926 millions d’euros] pour la
      Colombie.
      Et encore moins, puisqu’il faut lui
      ôter
      plusieurs centaines de millions de
      dollars
      supplémentaires nécessaires au financement
      de “communications sécurisées”, d’un service de “renseignements” et d’une “force de protection”. 
      En fait, sur la totalité de la somme destinée
      à la Colombie, la moitié sert à financer
      des joujoux militaires high-tech made in USA, ainsi que les salaires, le confort matériel
      et la sécurité des Américains, Colombiens,
      et autres employés engagés à forfait
      pour
      manipuler ce matériel. Par matériel,
      entendez
      des dispositifs fort onéreux et ultra-secrets,
      mais également des micro-ondes pour
      faire
      du pop-corn et des postes de télévision
      reliés
      au satellite pour que chacun puisse
      se tenir
      informé de ce qui se passe chez lui…
      A la
      base d’entraînement de Larandia [Colombie],
      j’ai été témoin d’un débat virulent
      concernant
      l’utilisation de l’argent du Plan Colombie :
      il était question de la taille des
      chambres
      que les Etats-Unis s’apprêtaient à
      construire
      dans le cadre de leur participation
      au Plan.
      “Les Colombiens veulent de grandes chambres
      pour y faire venir leurs femmes, leurs
      enfants,
      leurs amis et leurs maîtresses”, m’expliquait un cadre de la société DynCorp
      [agence ayant réalisé plusieurs missions
      pour le gouvernement américain], “alors que nous, Américains, nous voulons
      des petites chambres faciles à climatiser.” 
      Au bout du compte, il ne reste guère que
      68,5 millions de dollars [74 millions
      d’euros], soit moins de 8 % du
      budget
      global, pour tenter de convaincre les
      cultivateurs
      de coca de choisir un autre moyen de
      subsistance,
      comme le souhaitent les Etats-Unis.
      Cela
      devra suffire pour développer les cultures
      de remplacement comme le piment rouge
      par
      exemple, sur l’ensemble du territoire
      colombien
      et non uniquement dans la région du
      Putumayo
      [particulièrement propice aux cultures
      de
      coca]. 
      A titre d’information, 234 millions
      de dollars [252 millions d’euros]
      ont
      été débloqués pour produire dix-huit
      hélicoptères
      américains Black Hawk dans le Connecticut.
      Tout le monde est d’accord sur trois
      points :
      ces hélicoptères militaires sont de
      véritables
      merveilles technologiques, ils sont
      incroyablement
      coûteux et compte tenu de leur puissance
      de feu et de leur capacité de déplacement,
      leur mobilisation dans le cadre d’une
      lutte
      contre la drogue est une décision pour
      le
      moins curieuse (attribue-t-on des Maserati
      aux auxiliaires de police ?).
      Alors
      pourquoi ces machines redoutables font-elles
      partie du Plan Colombie ? 
      Il s’avère tout simplement que les Black
      Hawk sont là pour dissuader les agriculteurs
      réticents, les narcotrafiquants et
      les guérilleros
      de tirer à vue sur les employés de
      DynCorp
      lorsqu’ils survolent leurs cultures
      avec
      des avions pulvérisateurs chargés de
      défoliant.
      Tout cela est théorique car en réalité,
      ces
      hélicoptères constituent des cibles
      toutes
      désignées pour les guérilleros. D’un
      seul
      coup de feu bien dirigé, des insurgés
      armés
      d’un simple fusil peuvent tuer des
      dizaines
      de personnes et faire perdre aux Etats-Unis
      ou à la Colombie des dizaines de millions
      de dollars. Et comme si ces d’hélicoptères
      ne suffisaient pas, un budget additionnel
      de 120 millions de dollars [130 millions
      d’euros] a été débloqué pour permettre
      l’intervention
      d’hélicoptères supplémentaires, ce
      qui porte
      le budget destiné aux hélicoptères
      à 354 millions
      de dollars [381 millions d’euros],
      soit
      40 % du budget global du Plan
      Colombie. 
       Récemment, le Sénat et la Chambre des représentants
      ont décidé de rallonger le budget du Plan
      Colombie à hauteur de 625 millions de
      dollars [673 millions d’euros]. En y
      introduisant toutefois un léger changement…
      de nom. Le Plan Colombie s’appelle désormais
      l’Andean Counterdrug Initiative [l’initiative andine] du président Bush. 
      En fin de compte, le Plan Colombie n’est
      autre qu’un grand programme social
      taillé
      pour les décideurs de Washington, qui
      nécessite
      d’énormes budgets et qui, année après
      année,
      génère les mêmes communiqués de presse
      rassurants.
      C’est également ce qui guette la guerre
      contre
      le terrorisme. “Ceci est un gaspillage d’argent colossal”,
      estime Jim McGovern, un député qui l’année
      dernière avait demandé à ce que l’on
      retire
      100 millions de dollars [110 millions
      d’euros] du budget d’assistance militaire
      pour les reverser à l’aide aux enfants.
      “L’ignorance de certains fonctionnaires américains
      sur le dossier colombien laisse pantois,
      pourtant, nous continuons à nous acharner”,
      ajoute le député. 
      Le budget de la DEA, [Drug Enforcement Administration,
      agence américaine de lutte contre le
      trafic
      de drogue] qui ne représente qu’une
      infime
      partie de ce que Washington dépense
      annuellement
      pour lutter contre la drogue, s’élève
      tout
      de même à un milliard de dollars. Cela
      signifie
      qu’au fil des décennies, ce sont autant
      de
      milliards de dollars qui seront dépensés
      pour combattre la drogue dans des banlieues
      de Virginie plutôt que dans les pays
      producteurs,
      et cela se voit. Juste à côté des locaux
      de la DEA se trouve un centre commercial
      somptueux qui compte des magasins luxueux,
      comme Saks, ainsi qu’un de ces hôtels huppés, le Four Seasons. 
      T. D. Allman 
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      Chronologie 
      Trente ans de lutte contre les drogues 
      1971 Nixon déclare les drogues “ennemi numéro un des Etats-Unis”. 
      1973 Création de la Drug Enforcement Agency (DEA). 
      1979 Les Bahamas deviennent un lieu de transit
      pour la drogue entre la Colombie et
      les Etats-Unis. 
      1981 Ratification du traité d’extradition entre
      les Etats-Unis et la Colombie 
      1981-1982 Emergence du cartel de Medellín réunissant
      Carlos Ledher, Pablo Escobar, Jose
      Gonzalo
      Rodriguez Gacha et la famille Ochoa. 
      1982 Accord entre Pablo Escobar et le général
      Manuel Noriega autorisant le transit
      de cocaïne
      par le Panamá. 
      1982 Election de Pablo Escobar au Congrès colombien. 
      1982 Prise record de cocaïne à l’aéroport de
      Miami : environ 2 tonnes,
      estimée
      à 100 millions de dollars. 
      1984 La DEA et la police colombienne découvrent
      Tranquilandia, la base du cartel de
      Medellín 
      1984-1985 La route de la drogue est déviée vers le
      Mexique. 
      1984-1988 Les cartels colombiens terrorisent et assassinent
      des hommes politiques. 
      1986 Début des opérations américaines antidrogues
      au Pérou, Equateur et Bolivie. 
      1987 Capture de C. Ledher et J. Ochoa
      à Medellín. 
      1987 La Colombie annule son traité d’extradition
      vers les Etats-Unis. 
      1989 Miguel Angel Felix Gallardo, chef du cartel
      de Tijuana (Mexique), est arrêté à
      Mexico. 
      1989 Aide américaine à la police péruvienne. 
      1989 Assassinat par le cartel de Medellín de
      L. C. Garlan, candidat à la présidentielle
      en Colombie. Les Etats-Unis renforcent
      leur
      action dans les pays andins. 
      1989 Jose Sacha est tué par la police colombienne. 
      1989 Les Etats-Unis envahissent le Panamá et
      arrêtent le général Noriega. 
      1990 Bush accroît de 50 % le budget militaire
      consacré à la lutte contre la drogue. 
      1991 Les trois frères Ochoa se rendent à la police
      colombienne. 
      1993 Mort de Pablo Escobar. 
      1995 Arrestation de 5 chefs du cartel de Cali. 
      1996 Les frères Ochoa sortent de prison après
      cinq ans. 
      1998 Opération Casablanca, enquête sur le blanchiment
      d’argent menée par les Etats-Unis. 
      1998 Octroi aux FARC d’une zone démilitarisée
      dans le Caguán (Colombie). 
      1999 Opération Millenium. Arrestations par les
      Etats-Unis de 31 trafiquants de
      drogue
      au Mexique, en Colombie et en Equateur. 
      2000 Application du plan Colombie. 
      2002 Rupture du processus de paix entre les FARC
      et le gouvernement colombien. Remilitarisation
      du Caguán. Intensification du plan
      Colombie. 
       
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