COLOMBIE : LE RÔLE DE LA DROGUE
DANS L’EXTENSION TERRITORIALE DES
FARC-EP (1978-2002)
Alain Labrousse
« Il est nécessaire de réaffirmer que les
FARC-EP, n’ont aucun rapport, quel qu’il soit, avec les narcotrafiquants. Elles
rejettent tout contact avec eux par principe et pour des raisons éthiques. Cela
parce ce serait incompatible avec la démocratie et la vie citoyenne et parce
que ces activités génèrent, entre autres, la corruption, l’impunité, la
criminalité, la décomposition sociale mais aussi parce qu’elles affectent, en
premier lieu, la jeunesse dans le monde »[1].
Atelier « Le narco-trafic en Amérique
latine et dans les Caraïbes. Présentation de la Commission internationale des
FARC-EP, San José de Costa Rica, 18-19 juillet 1997"[2].
"Il n'y a aucun doute que
les FARC continuent à être une guérilla ayant des motivations politiques, mais
on ne peut pas non plus faire l'impasse sur le fait que les finalités sont
inséparables des méthodes utilisées et que ces dernières n'ont cessé de se
dégrader"[3].
Daniel Pécaut, Midiendo Fuerzas., Bogotá, Planeta, 2003, p.117.
L’existence et le
développement des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) depuis une
quarantaine d’années ont été étroitement liés au contrôle de territoires. Il
n’est pas superflu de souligner ce fait dans la mesure où cela n’a pas été le
cas pour la plupart des groupes de guérilla rurale qui sont apparus en Amérique
latine dans les années soixante[4].
En effet ces derniers, s’inspirant de la vision « révisionniste »
qu’a cherché à donner d’elle même la révolution cubaine, vision propagée en
particulier par les écrits de Régis Debray[5],
ont mis en pratique la théorie du foco (foyer) à partir duquel un petit
groupe de révolutionnaires résolu parcourant les campagnes et harcelant les forces
de répression était censé, par son seul exemple, susciter le soulèvement et le
ralliement des masses rurales[6].
Au contraire, le vocabulaire utilisé pour décrire les différentes phases du
développement des FARC, non seulement par elles-mêmes mais aussi par les
chercheurs qui les ont étudiées, – « républiques »,
« colonisation armée », « milices populaires »,
« milices bolivariennes », etc. – suffit à suggérer l’enracinement de
la guérilla dans des territoires et au sein des populations. Certains géographes
se sont efforcés d’analyser plus précisément la nature des territoires où
interviennent les FARC en distinguant par exemple « a) les zones où les
FARC exercent une influence sur la population ; b) les zones de
refuge ; c) les régions d’où elles extraient des ressources ; d) les
régions d’affrontement armé » [7].
On le voit, dans cette typologie, il n’existe pas à proprement parler de
« zones libérées », dans lesquelles les forces de répression ne
pourraient pas pénétrer, comme ce fut le cas par exemple au Salvador dans les
années 1980. Mais dans de nombreuses régions de ce pays de jungles et de
montagnes, la prise de contrôle par l’armée de territoires difficilement
accessibles requiert la mobilisation de moyens considérables et entraîne
l’impossibilité de tenir longtemps le terrain qui est réoccupé ensuite par la
guérilla : « Le territoire contrôlé par la guérilla se déplace
constamment, son extension ou sa contraction dépendant dans une large mesure
des phénomènes sociaux dont sont le théâtre les régions contrôlées par
l’État »[8].
C’est dans un tel
contexte qu’il faut s’interroger sur le rôle joué par la drogue dans
l’extension territoriale des FARC au cours des 25 dernières années de leur
existence[9].
C’est à l’ambassadeur des États-Unis en Colombie, Lewis Tamb, que l’on attribue
le néologisme « narco-guérilla » en 1986, terme qui a connu une
nouvelle fortune à la suite des évènements du 11 septembre 2001 et de la
rupture des négociations de paix entre le gouvernement du Président Andrés
Pastrana et les FARC en février 2002. Dans l’esprit de ses promoteurs
américains et des militaires colombiens (sous la variante de « cartel de
las FARC »), ce concept implique non seulement que la guérilla tire des
ressources importantes de la production et du trafic de drogues, mais qu’il
existerait une sorte d’alliance objective entre la rébellion marxiste et les narcotrafiquants
pour déstabiliser le pays. Pour tenter d’avoir une vision objective du
phénomène, il convient de l’analyser dans sa dimension spatio-temporelle. En
effet, les pratiques des FARC dans ce domaine ont d’une part évolué avec le
temps et d’autre part ne sont pas toujours les mêmes pour les différents fronts
évoluant dans les diverses régions de Colombie. Surtout, l’expansion
territoriale de la guérilla ne repose pas sur les seuls profits tirés du
commerce des drogues. De nombreuses autres activités lui procurent des
ressources non négligeables pour armer et entretenir ses combattants :
exploitation de l’or et des pierres précieuses, enlèvements contre rançon, extorsion,
racket, bénéfices tirés d’entreprises légales tenues par des prête-noms, etc.[10].
Enfin, le contrôle territorial découle des relations entretenues par les FARC
avec les paysans qui cultivent le cocaïer et le pavot sur de vastes
territoires.
L’histoire de la guérilla communiste remonte à la
guerre civile connue sous le nom de « La Violence » qui s’est
déroulée entre 1948 et 1953 et passe pour avoir fait de 200 000 à 300 000 morts[11].
Cette guerre civile a fait suite à l’assassinat du leader du Parti libéral, de
tendance progressiste, Jorge Eliecer Gaítan, en 1948, et a mis aux prises les
deux grands partis traditionnels, les Libéraux et les Conservateurs[12].
Le Parti communiste qui était à cette époque entré en crise et qui n’avait,
semble-t-il, pris aucune part au déclenchement de la guerre civile, mit à
profit cette situation d’anarchie pour organiser de petits groupes de paysans
en armes. La première et la plus fameuse des « républiques »
communistes fut Martequalia, fondée en 1949, à la limite des provinces du
Tolima et du Huila, dans la Cordillère centrale. Elle abritait 4 000
personnes sur 3 000 kilomètres carrés. Son chef était Pedro Antonio Marín,
plus connu sous les pseudonymes de Marulanda ou Tiro Fijo (Qui ne manque pas
sa cible), transfuge du Parti libéral devenu communiste et qui,
aujourd’hui, à plus de soixante-dix ans, est toujours à la tête des FARC. Les
autres républiques étaient Río Chiquito, Sumapaz, Ariari et Guayabero.
A partir de 1954, l’armée
attaqua ces bastions communistes qui offrirent une résistance acharnée durant
trois ans. Lorsque la résistance s’avéra impossible, le Parti communiste
encadra des « marches » de paysans armés (d’où le concept de
« colonisation armée ») qui descendirent des montagnes vers les
régions amazoniennes, en particulier dans les départements du Meta et du
Guaviare qui n’étaient occupés que par quelques tribus indiennes dispersées. Il
s’agit de régions de forêt ou de brousse où la présence de l’Etat est quasi
inexistante. Le cas du département du Guaviare est particulièrement intéressant
parce qu’il constituait à la fin des années 1990 l’un des bastions des FARC et
la plus importante région de culture de coca (30 000 ha) et de production de
cocaïne[13].
« Ces colonisations armées, dirigées par des organisations paysannes
d’auto-défense, se caractérisent par leur haut degré d’organisation, leur
participation aux luttes agraires et leurs références idéologiques, prises chez
des leaders progressistes et surtout les communistes »[14].
Ces phénomènes se
retrouvent dans les années soixante-dix. « Dans les départements de
l’Arauca, du Casanare, du Meta et du Caquetá, la répression de l’État contre le
mouvement paysan et l’utilisation de la part des latifundistes de milices
armées, ont poussé les colons dans les bras de la guérilla »[15].
La criminalisation de toute opposition (Statut de Sécurité 1978) fait qu’ils
ont été rejoints par de nombreux étudiants, intellectuels et ouvriers. La
présence des FARC garantit au paysan qu’il ne sera pas chassé par les éleveurs
de bétail des terres qu’il a défrichées aux prix de grands efforts au cours des
années précédentes. Ces pratiques expliquent la situation qui régnait dans les
campagnes colombiennes au début des années 1980 : 8 000 familles de
latifundistes monopolisaient 13 millions d’hectares, alors que 800 000 familles
de petits agriculteurs devaient se contenter de 4,5 millions d’hectares. La
situation n’a guère évolué depuis une vingtaine d’années : « 1,8 % des
propriétaires terriens possède 53 % des terres », écrit Daniel Pécaut[16].
Seule différence notable : l'extension considérable des domaines des
narcos qui sont passés d'environ 1 million d’hectares en 1985 à 3 ou 4
millions d'hectares dans les années 2000, en général les meilleures terres
d’élevage.
Au début des années 1980,
lorsque la culture du cocaïer a commencé à prendre de l’extension dans les
zones contrôlées par les FARC, en particulier dans les départements du
Guaviare, de l’Ariari et du Caquetá, le premier réflexe des responsables, qui,
de par leur formation marxiste, considéraient les drogues comme un produit de
la dégénérescence capitaliste, a été de s’opposer à leur production et à leur
trafic. Mais ils ont très vite réalisé que les cultures illicites participaient de la stratégie de
survie des paysans qui formaient leur base sociale[17].
En 1980 en Colombie, 80 % des cultures
de cocaïers, qui couvraient encore moins de 10 000 ha et représentaient
3,5 % de la production des pays andins, s’effectuaient dans des territoires
contrôlés par les FARC. Lorsque les paysans cueillaient la feuille de coca sur
les terres de grands propriétaires, c’était
la guérilla qui fixait le montant des salaires qui leur étaient payés. Elle fixait
aussi le prix de la coca payée par les commerçants aux petits paysans
propriétaires de leurs champs, en échange d’un prélèvement de 7 à 10 % sur le
prix de vente de leur récolte. Cet impôt, gramaje, n’était pas appliqué aux cultures vivrières.
Il a en revanche été étendu à la pâte base de cocaïne lorsque les paysans
se sont mis à la fabriquer. La guérilla percevait également 8 % du prix payé
par les commerçants pour l’achat de feuilles ou de base.
Parallèlement, les FARC
ont exercé des pressions sur les agriculteurs afin qu’ils ne se livrent pas à
la monoculture du cocaïer, les trois quarts des superficies devant être, en
principe, consacré aux productions vivrières, indispensables à la survie de la
guérilla. Simultanément, les FARC réprimaient vols et meurtres et, surtout,
prenaient des mesures rigoureuses, pouvant aller jusqu’à l’application de la
peine de mort, contre les consommateurs de basuko (cigarettes imprégnées
des déchets de base de cocaïne). Selon un médecin et historien vivant dans le
Caguán, lors de leur apparition dans la région, les FARC créèrent des milices
populaires appelées « autodéfense » chargées de contrôler la
population et la croissance des cultures illicites[18].
Ces groupes commirent de tels abus à l’encontre du reste de la population que
la guérilla dut les éliminer (exécutant certains de leurs membres) et prendre
elle-même en main le contrôle de l’économie de la drogue à travers les impôts
et la régulation du marché.
Ce contrôle social fut
notablement renforcé à la suite de l’effondrement des prix de la coca, en
1982-1983, qui appauvrit beaucoup de paysans. Lorsque, à la suite de
l’assassinat par les narcos du ministre de la Justice, Rodrigo Lara Bonilla, en
avril 1984, les prix de la coca s’envolèrent à nouveau, les FARC, qui exerçaient
un contrôle étroit sur les paysans dans leurs zones d’influence, étaient en
bonne position pour en tirer parti. En échange d’une obéissance stricte aux
règles qu’elle imposait, la guérilla proposait une certain nombre
d’avantages : fourniture de services (éducation, santé, crédit, etc.),
monopole de l’usage de la force et administration de la justice. En somme,
durant cette première étape, les FARC se posent comme une alternative à l’État,
et administrent les productions illicites comme tous les autres aspects de la
vie sociale et économique.
Mais, très vite, les FARC
vont établir des relations, souvent conflictuelles, avec de grands trafiquants,
éléments extérieurs aux territoires qu’elles administrent. Le tournant des
relations entre les narcos et la guérilla se situe entre 1981 et 1982[19]et
n’est qu’un élément d’une stratégie économique plus large qui concerne tous les
produits du secteur primaire présentant une haute valeur ajoutée. En 1982, les
FARC tiennent leur VIIe Conférence nationale dont l’objectif est de
« dresser un plan stratégique de 8 ans », période estimée nécessaire
à la prise du pouvoir[20].
Déjà, à la fin des années 1970, la direction des FARC avait fait procéder à une
étude socio-économique du pays. Alors que dans les années 1960 elles s’étaient
d’abord implantées dans les régions les plus pauvres et les plus isolées du
pays, à la fois pour y recruter des militants et pour y être à l’abri de la
répression, la politique de « dédoublement des fronts"[21] (ils
sont passés de 7 à 42 entre 1978 et 1986) pour les implanter dans les zones
riches en pétrole, or, charbon, coca et, plus tard, pavot, s’accéléra à partir
de la VIIe Conférence nationale. Comme le fait remarquer un
observateur attentif de ce phénomène, « dans la pratique, la logique de la
conquête de nouveaux territoires ne dépend pas nécessairement de la situation
sociale de leurs habitants, mais plutôt du potentiel économique de ces
zones »[22].
Parmi ces produits convoités, il n’a pas échappé à la direction des FARC, que
la drogue était le plus rentable : c’est à partir de ce moment-là que le
secrétariat de l’organisation a commencé à exiger un apport financier beaucoup
plus important des fronts qui opéraient dans les régions productrices de coca.
C’est également là que certains fronts ont fait mouvement vers ces régions.
En 1986, selon diverses
sources, entre 2 et 3 tonnes de cocaïne étaient évacuées, chaque semaine, sur
des vols de la compagnie Satena, depuis le seul aéroport de San José du
Guaviare, dans le département du Meta, région contrôlée par les FARC. Un trafic
portant sur de telles quantités dont la guérilla n’était pas productrice,
suggère une collaboration avec les narcos[23].
Si les relations des FARC
ont été relativement bonnes avec le Cartel de Cali et avec des membres
importants du Cartel de Medellin comme Carlos Lehder et Pablo Escobar, elles
ont été en revanche extrêmement conflictuelles avec un autre de ses chefs,
Rodríguez Gacha. En ce qui concerne les premiers, les FARC ont accepté,
moyennant finance, de protéger leurs laboratoires et leurs pistes
d’atterrissage lorsqu’ils étaient dans des zones où opérait la guérilla et même
de servir d’escorte aux trafiquants. Il arrivait d’ailleurs que de jeunes
hommes de main des narcos adhèrent aux FARC et réciproquement. Dans le cas de
Rodríguez Gacha, ce sont les FARC qui n’ont pas respecté les accords passés
avec ce parrain. Ainsi, à la fin de l’année 1983, la guérilla s’est attaquée à
ses propriétés et à ses laboratoires
dans le nord-ouest du Meta[24].
En guise de représailles, celui-ci a organisé des groupes paramilitaires dans
le but de mener « des campagnes d’extermination » contre tout ce
qu’il estimait être les bases sociales de la guérilla. Ces campagnes ont été
d’une efficacité redoutable et, en 1985, Rodríguez Gacha, en alliance avec les
milices d'autodéfense des grands propriétaires terriens, a fini par chasser la
guérilla de la région du moyen Magdalena. En 1986 et 1988, les affrontements
avec les groupes d’autodéfense et les narcos ont également conduit à
l’expulsion, parfois provisoire, des FARC de certains de leurs bastions du
département du Meta comme les région de San Martín, Granada et Vista Hermosa.
Un des membres importants des FARC nous déclarait en 1990 que les accords
passés avec les narcos « étaient une erreur…Nous leur avons permis de
faire des profits qu’ils ont ensuite utilisés pour monter l’appareil militaire
chargé de nous combattre et de massacrer nos sympathisants vivant dans la
légalité »[25].
Le 28 mars 1984, dans la
région de La Uribe, département du Meta, ont été signés des accords de
cessez-le-feu entre une délégation de la Commission de paix du gouvernement du
président Betancour et les FARC. Les combattants de ces dernières ont un an pour
s’intégrer à la vie civile. Trois autres mouvements de guérilla suivent la même
voie quelques mois plus tard. Les affrontements ne cessent pas pour autant,
l’armée utilisant désormais systématiquement les groupes paramilitaires des
propriétaires terriens pour en finir non seulement avec les FARC, mais
également avec toutes les organisations de gauche. Le laboratoire de cette
stratégie a été la région du moyen Magdalena, un fief du Parti communiste. A
partir de 1979, les enlèvements, l’extorsion et l’assassinat de personnes
refusant de collaborer avec les FARC avaient provoqué la réaction des grands
éleveurs de bétail à travers l’organisation de groupes d’autodéfense[26].
Ces derniers seront un peu plus tard intégrés et financés par les narcotrafiquants,
en particulier ceux du cartel de Medellin[27].
Le phénomène des milices privées était apparu dès le tout début des années 1980[28],
mais à partir de cette époque il devient un acteur central du conflit colombien[29].
En septembre de 1987, le ministre de l’Intérieur, César Gaviria, reconnaît
l’existence de 140 groupes paramilitaires. A travers l’assassinat systématique
des militants communistes et des sympathisants supposés des FARC, le premier
disparaît de la région et les secondes perdent leur influence.
Malgré tout, les FARC,
dans la logique des accords de La Uribe, en mars 1985 lancent un mouvement
politique légal, l’Union patriotique. Cette dernière devait stimuler les
conditions d’une situation insurrectionnelle dans les villes et la conduite
politique des mouvements populaires dans tout le pays pour pouvoir accompagner
les offensives des FARC dans la phase finale du plan militaire de huit
ans »[30].
Lors des élections générales de 1986, l’Union patriotique, avec 340 000 voix
(en 1982, l’ensemble de la gauche n’avait obtenu que 140 000 vois), parvenait à
faire élire 320 conseillers municipaux, 19 députés aux parlements provinciaux
et 14 membres du Congrès.
A la fin de l’année 1986,
l'UP dénonçait l’existence d’un plan d’extermination élaboré par un secteur des
forces armées, liés à de grands propriétaires terriens, à des narcotrafiquants
et à des dirigeants d’extrême droite. En 1989, les membres de la UP assassinés
étaient plus de 1 000. C’est alors que « Pablo Escobar offre de
servir de médiateur entre la UP, d’une part et, d’autre part, Rodriguez Gacha
et Fidel Castaño[31],
pour qu’ils mettent un terme à la participation des narcotrafiquants dans
« la guerre sale » en échange de quoi les FARC s’engageraient à de
nouveaux accords avec les mafias »[32].
La réponse des FARC, peut-être parce qu’elles tiraient de toute façon
l’essentiel de leurs ressources des impôts perçus sur la production et le
trafic, a été de demander à l’UP de ne pas intervenir. Bien que cette dernière
se soit déclarée « complètement indépendante des FARC », lors de son
Ve plenum, en 1987, le massacre continua et l’on estime que plus de
3 000 membres de l’UP ont été finalement assassinés, parmi lesquels Jaime
Pardo Leal, principal dirigeant de l’organisation et candidat présidentiel. Son
successeur, Bernardo Jaramillo, prend alors ses distances avec les FARC en
critiquant la notion de « combinaison de toutes les formes de lutte »
et en affirmant que « seule l’utilisation des voies démocratiques peut
sauver la Colombie ». Il sera assassiné par un tueur des Castaño, le 22
mars 1990, et l’UP se décomposera tandis que d’autres mouvements, comme le M19,
se démobiliseront pour s’intégrer à la vie politique légale. Enfin, le 9
décembre 1990, l’armée lance une grande opération militaire contre les camps du
secrétariat de l’État major des FARC, ce qui marque la reprise
« officielle » des hostilités avec ses dernières et la guérilla de
l’ELN.
En 1999, « la
justice n’avait encore jamais fermé un compte de la guérilla dans une banque,
n’avait jamais arrêté personne chargé de gérer son patrimoine, ni condamné une
entité financière pour complicité »[33].
Par conséquent les données fournies par diverses sources sont de simples
évaluations. A partir d’informations fournies par des « repentis » et
des disquettes informatiques saisies par des services de renseignement de
l’armée, la revue Semana a publié, en juillet 1992, une estimation des
ressources de la FARC pour l’année 1991. Ces dernières se seraient élevées à
140 millions de dollars. La moitié de cette somme provenait des revenus de la
drogue. Les enlèvements contre rançon (370 pour la seule année 1991)
représentaient environ 15 millions de dollars ; l’impôt sur les têtes de
bétail (boleto) et l’exploitation des mines d’or, 5 millions de dollars
chacun. Selon le rapport d'une commission d'enquête parlementaire rendu public
en 1995, les FARC et l'ELN se seraient mis d'accord pour harmoniser leurs
critères en matière de prélèvement sur le trafic de drogues. Les tarifs seraient
les suivants : 11 000 dollars par mois pour la protection d'un laboratoire ; 5
dollars par kilo de cocaïne qui en sort ; 20 dollars par kilo embarqué dans un
avion ; 15 000 dollars pour chaque avion décollant d'une piste clandestine.
Les revenus des FARC ont
donc considérablement augmenté tout au long des années 1990. Le seul commerce
de la pâte base, pris en main par la guérilla (voir infra) à la fin de la
décennie leur aurait rapporté annuellement 72 millions de dollars[34]
et l'ensemble des profits tirés aux différents niveaux de la production et du
commerce de la cocaïne et des opiacés, de 200 à 300 millions de dollars. Cela a
contribué à permettre un quasi doublement des effectifs de cette guérilla.
Les pourparlers de paix
entre les FARC et le gouvernement Pastrana, entre janvier 1999 et février 2002
(voir infra), ont été mis à profit par journalistes et chercheurs pour
enrichir leur connaissance à propos des FARC avec lesquelles les contacts sont
devenus légaux dans la zones démilitarisée (de despeje). En
particulier, deux chercheurs colombiens ont longuement interrogé plusieurs
commandants des FARC, ainsi que des dirigeants paysans et des leaders du
mouvement populaire[35].
Ainsi, au cours de ces interviews les FARC nient que leur croissance soit due
aux profits tirés de la production de drogue. L’argumentation consiste à
avancer qu’elles se sont développées pendant de nombreuses années sans avoir
recours à la coca et que dans certains départements, comme ceux de Córdoba et
de l’Urabá, leurs fronts se sont multipliés en l’absence de cultures illicites[36].
Ensuite leurs porte-parole prétendent n’avoir de relation qu’avec les paysans
et non avec les acteurs du reste du processus de la transformation et de la
commercialisation. Cette affirmation est contredite par l’interview d’un
cultivateur et leader paysan du département du Caguán :
« Personnellement je pense que la grande quantité d’argent provenant du narcotrafic
a joué un rôle fondamental, tant du point de vue de l’enrichissement de la
guérilla que de l’augmentation de son pouvoir militaire. Cela est également
vrai des groupes paramilitaires et d’autodéfense »[37].
Ferro Medina remarque qu’un des problèmes qui se posent aux FARC est que le
trafiquant local avec lequel elles négocient est probablement en relation avec
un narco important qui, lui, finance les paramilitaires. Il existe même le
risque que des narcotrafiquants collaborant avec les FARC mais, observant le
développement des paramilitaires, décident de s’appuyer désormais sur ceux-ci,
ayant davantage d’affinités politiques avec eux.
En revanche, les crises
cycliques que connaît le prix de la coca constituent un avantage pour la
guérilla, les paysans dont les revenus s'effondrent rejoignant leurs rangs[38].
De même, la très forte répression qui a frappé le mouvement cocalero (producteurs
de coca) après les marches de 1996 (voir infra) a entraîné une vague
d’enrôlement dans les rangs des FARC[39].
Un autre paysan interrogé établit un rapport entre le fait que le Bloc Sud des
FARC, qui opère dans les deux plus importants départements de production de
coca, le Caquetá et le Putumayo (où sont produites 15 tonnes de pâte de coca
chaque mois), est celui qui a obtenu les plus importants succès contre l’armée
colombienne de 1996 à 1998. Les détachements des FARC de cette région peuvent
même se permettre d’apporter une aide économique aux fronts qui opèrent dans
d’autres zones.
On peut observer, au
cours du temps, une tendance incontestable des FARC à ne plus se contenter de
percevoir des taxes aux différents niveaux de la production et du trafic, mais
de s’impliquer de plus en plus directement dans les activités liées au narcotrafic
proprement dit. En outre, en 1990, au moment
de l’apparition dans plusieurs zones du pays de la culture du pavot, qui apparaît[40]
comme beaucoup plus rentable que celle de la coca, l’état-major des FARC décide d’en
entreprendre la culture sur les terres qui sont la propriété (à travers des
prête-noms) de la guérilla afin de vendre l’opium directement aux trafiquants[41].
Un ancien dirigeant de la guérilla estime qu’il s’agit là d’une victoire du
« lobby de la drogue » à l’intérieur des FARC, représenté par la
Commission des infrastructures et certains membres de la Commission des
finances[42].
Dans les années 1990, on observe aussi un processus de décentralisation à
l’intérieur des FARC, les fronts jouissant de plus en plus d’autonomie par
rapport à la direction, ce qui explique une diversification du type de
relations avec le narcotrafic selon les régions.
A partir de 1998-1999, un nouveau pas est franchi,
les FARC décidant d’éliminer, dans de nombreuses régions, les intermédiaires (chichipatos[43])
qui vont de ferme en ferme collecter pour le compte des trafiquants la pâte
base fabriquée par les paysans. La raison mise en avant pour cette mesure est
le fait que les chichipatos pouvaient être utilisés comme informateurs
par l’armée ou les paramilitaires. Selon la plupart des observateurs[44],
l’objectif des FARC est en réalité de s’approprier la plus-value résultant du
rôle d’intermédiaire entre les paysans et les gros commerçants et les
trafiquants. Cela d’autant plus que la guérilla fixe un cours de la pâte base
qui est au dessous de ceux du marché ou les paie avec des « bons ».
Pour contrôler ces activités, les FARC utilisent des milices composées de
sympathisants « qui deviennent la colonne vertébrale de l’articulation de
la guérilla avec le circuit économique de la drogue »[45].
Ricardo Vargas estime que cette politique autoritaire des FARC aboutit à une
perte de leur légitimité et favorise la pénétration des paramilitaires[46].
Les paramilitaires sont, contrairement aux FARC,
consubstantiellement liés à l’économie de la drogue. En effet, leur essor date
du financement de ces groupes dans le moyen Magdalena. Créés pour défendre les
propriétaires terriens de l'extorsion et des enlèvements de la part de la
guérilla, leur fonction était à la fois de lutter contre les différents groupes
armés révolutionnaires (et contre les mouvements populaires censés être leur
base sociale) et de protéger les laboratoires des trafiquants qui ont assez
rapidement investi dans l'achat de terre dans ces régions[47].
Il est donc compréhensible qu’ayant à financer une guerre sur des territoires
de plus en plus vastes, ils aient trouvé dans la drogue leur principale
ressource[48].
Les paramilitaires étant des auxiliaires de l’armée, il a fallu attendre la
destruction, le 10 août 1997, d'un complexe de quatre laboratoires très
sophistiqués et la saisie de 700 kilogrammes de cocaïne à Puerto Libre, au nord
du département de Cundinamarca, pour que leur implication dans le trafic de
drogues soit officiellement reconnue. Un de leurs leaders, Carlos Castaño, a
fini par reconnaître que son organisation recevait un appui financier du narcotrafic
« comme c’est le cas des guérillas »[49].
Ainsi, on a pu noter que la plus grande partie de la cocaïne qui arrive par
voie maritime dans les ports espagnols, belges et hollandais, provient de ports
des côtes pacifique et atlantique (en particulier celui de Turbo dans l'Urabá)
situés dans des territoires qui sont sous le contrôle politique et militaire
des Autodéfenses unies de Colombie (AUC, milice paramilitaire d’extrême droite).
Or, c’est au niveau des exportations que se font les profits les plus
importants. Les paramilitaires, qui sont maintenant présents dans pratiquement
tous les départements du pays, font une vraie guerre de contrôle du territoire
aux mouvements de guérilla pour récupérer les régions productrices de coca qui
sont leur base économique commune[50].
Logique circulaire : cette guerre est d'autant plus nécessaire que le
financement du conflit entre les deux groupes est de plus en plus coûteux.
L’affrontement direct et généralisé pour le
contrôle des zones productrices de drogues entre les FARC et les paramilitaires
peut être daté des grandes marches des paysans cocaleros d’août et
septembre 1996. Le motif de ces grandes manifestations était de protester
contre la politique de fumigation massif du gouvernement dans les zones
amazoniennes déclarées par le gouvernement Zones spéciales d’ordres public
(ZEOP) où l’autorité était transférée aux forces de répression. Bien que les
organisations de producteurs de coca aient toujours prétendu avoir agi de façon
autonome, le gouvernement a accusé les FARC et les narcos d’avoir suscité et
organisé le mouvement. Les réponses données à Ferro Medina par des leaders
paysans[51]
est que si les narcos ont « été obligés » de l’appuyer, se contentant
de leur livrer des vivres et d’autres fournitures, la guérilla a voulu d’une
part en faire une démonstration de sa force et d’autre part élargir son
influence sur le mouvement paysan. Un dirigeant des FARC admet pour sa part que
le mouvement a été minutieusement préparé durant une année[52].
Les manifestations ont été suivies par la prise et la destruction par les FARC
de la base de l’armée Las Délicias dans le Caquetá et la capture de 60 soldats.
Un autre élément qui explique l’extension du
contrôle des territoires producteurs de drogues tant de la part des FARC que
des AUC, est le fait que la culture du cocaïer s’est considérablement accrue en
Colombie à partir du milieu des années 1990, passant de moins de 70 000 ha à
plus de 150 000 ha en 2000/2001 en dépit de grandes campagnes de fumigation.
Cette situation est due d’une part au démantèlement du cartel de Cali dont les
réseaux d’importation de matière première à partir du Pérou ont été
désorganisés, et d’autre
part au relatif succès résultant de la mise en place par les États-Unis d’un
dispositif de radars le long de la frontière entre le Pérou et ses voisins,
l’Équateur, la Colombie et le Brésil, pour empêcher le passage d’avionnettes
colombiennes venant s’approvisionner en pâte base[53].
Un troisième facteur a été la crise de l’agriculture « moderne » dans
le pays (blé, coton, riz, sorgo) au cours des années 1990 qui a poussé une
armée d’ouvriers agricoles sans emploi vers les champs de coca en pleine
expansion. La demande pour la matière
première des laboratoires a conduit à un développement des cultures dont ont
profité les organisations armées, mais qui a aussi provoqué la généralisation
de leur affrontement.
Pour Ricardo Vargas l’offensive des paramilitaires
dans la région de Puerto Asís (bas Putumayo) à la fin de l’année 1997 et au
début de l’année 1998 « est en grande partie motivée par l’impact des
marches paysannes de 1996, perçues comme une base d’appui de la guérilla dans
le sud de la Colombie »[54].
Non seulement les anciens leaders du mouvement, mais également des militants du
mouvement populaire, des syndicalistes, des ecclésiastiques, font l’objet de
persécutions systématiques ponctuées d’assassinats, mais le conflit se déroule
simultanément sur le plan économique. Les paramilitaires, mettant à profit leur
contrôle des zones urbaines, offrent des prix supérieurs à ceux payés pour l’achat
de la pâte base, accompagnés de menaces à l’encontre des intermédiaires et des
commerçants (environ 1 500 personnes pour la seule ville de Puerto Asís) pour
qu’ils leur livrent leur marchandise et paient une taxe à leurs groupes d’autodéfense.
L’État est incapable de protéger les citoyens victimes souvent innocentes de ce
conflit. Depuis la présidence d'Ernesto Samper (1994-1998) les forces armées
sont censées lutter contre tous les groupes de guérilla, y compris les
paramilitaires. Bien que le président Uribe, élu en 2002, ait fondé lui-même
des groupes d’autodéfense citoyenne (CONVIVIR) qui se
sont souvent transformés en groupes paramilitaires et qu’il ait reçu l’appui des
AUC lors de sa campagne électorale, il a officiellement poursuivi cette politique.
Mais il n'a pas tardé à ouvrir des négociations avec les paramilitaires,
impliquant l’amnistie de leurs crimes[55],
afin d'obtenir leur désarmement et leur réintégration dans la société. Quant
aux Etats-Unis, après le 11 septembre 2001, ils ont placé les AUC sur les
listes des organisations terroristes au même titre que les FARC et l’ELN et ont
réclamé l'extradition de leurs leaders comme trafiquants de drogues. Cependant
de nombreux témoignages montrent que des officiers de l’armée colombienne
continuent de collaborer étroitement avec les organisations paramilitaires[56].
Le Putumayo n’est pas le seul département témoin du
développement du conflit territorial autour de la drogue. C’est également le
cas dans les départements de la côte pacifique du Nariño et du Valle où les
groupes paramilitaires, à partir du nord-ouest du département du Cauca, ont
commencé à étendre leur influence à partir du milieu de l’année 1998[57].
Alors qu’ils étaient traditionnellement implantés dans le nord-ouest du
département, ils ont élargi leur présence au nord et au centre sous le nom de Bloque
Calima, aux environs de Cali (Bloque Farallones) et surtout dans la
région du Pacifique (Bloque Pacifico), près du port de Buenaventura qui
servait depuis longtemps au cartel de Cali pour exporter la cocaïne. Les FARC,
quant à elles, pour suivre le développement des cultures de pavot le long de
cours supérieur des rivières et de coca et de marijuana dans les parties plus
basses, ont implanté dans la région les Fronts 8, 29 et 43. Avec l’augmentation
des activités et des conflits[58]
liés à la drogue, on observe également un recul des activités traditionnelles de
la région telles que la pêche et l’exploitation minière.
Les négociations de paix initiées par le
gouvernement d’Andrés Pastrana (1999-2003) avec
les FARC ont impliqué l’octroi à ces dernières d’un territoire grand
comme la Suisse (42 000 km2) dans la région du Caguán, mais peu peuplé (200 000 hbts) et en grande
partie couvert de forêt. Le problème de la drogue figure dans la plate-forme
qui constitue le corpus de propositions de la guérilla présentées comme base de
leurs négociations avec le gouvernement d’Andrés Pastrana et qui s’intitule
« Pour un gouvernement de reconstruction et de réconciliation
national ». Cette proposition avait pour antécédent un projet de
substitution présenté dans le cadre des premières négociations de paix avec le
gouvernement de Belisario Betancour (voir supra) dans la même région. En
outre, à la fin des années 1989 et au début des années 1990, plusieurs projets
des Nations unies, à travers l’UNFDAC qui devint ensuite le PNUCID, n’ont pu se
développer dans les régions où la guérilla était influente qu’avec son
assentiment et sa collaboration[59].
Dans le prolongement de ces premières
tentatives, le Plan concernant la municipalité de Cartagena del Chaíras visait
à substituer 8 765 ha de cultures illicites en augmentant de 17 000 ha les
productions vivrières et en développant l’élevage sur 155 200 ha de pâturage
sous utilisés. Le texte indique que les détails du plan devront être élaborés à
travers des mécanismes de participation populaire à tous les niveaux[60].
Leur mise en place sera réalisée par des équipes d’experts (agronomes,
forestiers, zootechniciens, etc.). Le plan sera financé principalement par des
investisseurs nationaux et étrangers appartenant aux pays particulièrement
intéressés par la lutte contre le narco-trafic. Ils s’engageront à acheter les
productions agricoles durant les premiers cinq années de la mise en place du
plan. Le développement agricoles sera accompagné d’un vaste développement des
infrastructures : routes, ponts, chemin de fer, aéroport, hôpitaux,
écoles, centres sportifs, etc[61].
La sanction prévue par les FARC à l’encontre de ceux qui se refuseraient à
éradiquer leur plante est l’expulsion temporaire des récalcitrants décidée par
les assemblées locales en accord avec les FARC[62].
L’échec des négociations de paix en février 2002 et la reprise du conflit n’a
pas permis de prendre les FARC au mot.
Parallèlement, dans la zone démilitarisée, les FARC
menaient une politique dont le moins que l'on puisse dire est qu'elle n'allait
pas dans le sens de la substitution des cultures illicites. D'une façon
générale, il est admis que les FARC, au mépris de l'esprit des négociations de
paix, ont fait de cette région une base
arrière de leurs opérations régionales, un lieu de détention pour une partie
des personnes séquestrées, en particulier des militaires et des policiers, ce
qui a donné des arguments à tous les adversaires du processus et a accéléré son
échec. A l’intérieur de ce territoire d’où s’étaient retirées les forces de
répression, les paysans ont eu tendance à développer les cultures de coca.
Cette tendance a été encouragée et facilitée par les FARC qui, de leur côté,
ont semé la coca sur des terres achetées aux paysans, parfois en exerçant des
formes de coercition pour les forcer à vendre. Elles ont également permis
l'importation dans la zone de quantités importantes de précurseurs chimiques
permettant la production de pâte base et la libre circulation de trafiquants
achetant ce produit. Cependant, aucun de nos interlocuteurs n'a évoqué la
présence de laboratoires de chlorhydrate de cocaïne dans la zone démilitarisée.
La possibilité que les FARC aient monté leurs
propres laboratoires reste l'objet de conjonctures. Certes, l'armée annonce
périodiquement avoir investi de telles installations, mais son objectivité en
la matière reste sujet à caution. Pourtant, Daniel Pécaut tient pour acquis que
« Les FARC possèdent leurs propres laboratoires ou les gèrent
conjointement avec les narcotrafiquants, ce qui contribue au financement de la
guérilla et lui permet de contrôler la majeure partie des étapes de la chaîne
du trafic à l'exception de ce qui génère le plus de profit, l'exportation et la
distribution au niveau des consommateurs »[63].
Á quoi servirait de fabriquer le produit fini si on ne contrôle pas les moyens
de l'exporter ? Là aussi, des affaires récentes révélées par les polices de
pays latino-américains ont mis en cause les FARC au Mexique, au Paraguay, au
Venezuela et au Brésil, sans que des preuves vraiment convaincantes de leur
implication aient été apportées. L'arrestation d’un patron de la drogue
brésilien, Luis Fernando da Costa, dit Fernandinho Beira-Mar, par l’armée
colombienne au mois d’avril 2001, constitue un indice beaucoup plus sérieux,
même si les quantités de chlorhydrate de cocaïne qu’il prétend avoir achetées
chaque mois aux FARC paraissent considérablement exagérées[64].
Il est dans la logique de l'implication dans le système des drogues de vouloir
contrôler « la majeure partie des étapes du trafic », surtout à
l'intérieur de la Colombie. En effet, hors des frontières cela impliquerait des
liens avec les mafias internationales, et donc un degré supplémentaire dans la
criminalisation de l'organisation.
Les réflexions précédentes amènent à conclure que
la drogue a contribué à l'extension territoriale des FARC, même si ce n'est pas
à l'échelle de celle des paramilitaires. Et cela de deux façons : d'abord à
travers les ressources que la production et le trafic leur permettent
d'engranger. Mais nous l'avons dit, il ne suffirait pas de couper les FARC de
cette source de financement, comme le tentent les États-Unis et le gouvernement
colombien à travers des campagnes massives de fumigation, pour mettre fin à
leurs activités. Aucun observateur n'estime en effet que la drogue représente
plus de 40 % de leurs ressources et, dans le cas où elles en seraient privées,
elles développeraient les autres activités qui sont contribuent à leur
financement. Un chercheur colombien remarque d’ailleurs que dans la mesure où
l’économie de guerre repose aussi sur le racket et les enlèvements qui se
développent dans les zones urbaines, elle tend à être moins étroitement
associée au contrôle du territoire[65].
La drogue a permis par ailleurs à la guérilla d'élargir sa base sociale en
régulant le marché des produits illicites et en protégeant les paysans des
incursions des forces de l'ordre. A ce niveau également un succès des campagnes
d'éradication conduirait vraisemblablement une partie des jeunes paysans laissés
sans ressource par l'inefficacité des programmes de substitution à rallier les
rangs des FARC. Pour toutes ces raisons, un succès des politiques antidrogue
porterait des coups beaucoup plus importants aux paramilitaires qui sont plus
étroitement liés aux étapes les plus lucratives du commerce illicite et dont la
part de pure coercition dans leur contrôle du monde paysan est plus importante.
Il est bien sûr
impossible de décrire quelle aurait été l'histoire des FARC depuis 25 ans sans
la drogue. Mais cette dernière est loin d'avoir joué un rôle uniquement positif
dans leur développement et l'extension de leur contrôle territorial. Nous
l'avons vu, les relations conflictuelles avec le narcotrafiquant Rodriguez
Gacha ont conduit à l'expulsion des FARC d'une vaste région qui constituait
l'un de leurs bastions. La campagne d'extermination menée par les narcos contre
les militants et les dirigeants de l’UP n'a sans doute pas eu que des
motivations idéologiques, les FARC étant ressenties comme des concurrentes dans
le domaine du commerce illicite. De même, l'acharnement affiché plus récemment
par les paramilitaires afin de reconquérir certaines zones tient, du moins en
partie, au fait que ces dernières sont d'importantes zones de production de
drogues. Certains chercheurs[66]
estiment, à juste titre, que les relations des FARC avec la drogue ont nuit
gravement à leur image aux yeux de la population colombienne et ont donc
constitué une des raisons, mais c'est loin d'être la seule, de leur discrédit
croissant parmi cette dernière[67].
Elle porte en outre atteinte à leur image sur le plan international où elles ont
longtemps bénéficié d'un préjugé favorable, en particulier en Europe. De fait,
les liens avec la drogue ont certainement joué un rôle dans la décision prise
par l'Union européenne de placer les FARC sur la liste des organisations
terroristes.
[1] Traduction par l’auteur de
l'article.
[2] Le texte intégral peut
être trouvé sur le site des FARC : www.farc-ep.org.
[3] Traduction par l'auteur de
l'article.
[4] Notamment au Guatemala, au
Venezuela, au Pérou et en Bolivie avec le Che Guevara. Voir Richard GOTT Las
guerillas en América Latina. Santiago de Chile, Editorial Universitaria,
1971.
[5] "Le castrisme : la
longue marche de l'Amérique latine, Les Temps Modernes, n° 224, janvier
1965 et Révolution dans la Révolution, Paris, Maspero, 1966.
[6]
[7] Alejandro REYES POSADA ;
Ana María BEJARANO « Conflictos agrarios y luchas armadas en la Colombia
contemporánea : una vision geográfica », Análisis Política n°
5, septembre-décembre 1988.
[8] ibid, p. 9
[9] Les FARC, officiellement
créées en 1964 et comptant à l’origine 350 combattants, ne sont confrontées à
la drogue qu’à la fin des années 1970.
[10] La plupart des
observateurs estiment que l'argent de la drogue représente de 30 à 40 % des
ressources financières des FARC. Sur les autres sources de financement, voir
[11] Daniel PECAUT, Ordre et
violence : Colombie 1930-1954. Bogota, CEREC/Siglo XXI, 1988.
[12]
Alfredo MOLANO, The Evolution of the
FARC in NACLA, Report on the
[13] A la suite d’importantes
campagnes de fumigation des cultures, la plus importante zone de production est
devenue, à la fin des années 1990, le département du Putumayo. Celui-ci étant à
son tour la plus importante cible des campagnes de défoliation à partir de
l’année 2000, elles tendent à se déplacer vers les départements voisins du Caquetá
et du Nariño
[14] Les relations entre les
FARC et le Parti communiste représentent un processus complexe où des FARC
« bras armé » du Parti communiste on passe à un PCC « appendice
politique » des FARC et enfin à une autonomie des deux organisations qui
s’identifient simplement par une politique commune. Sur cette question voir
Carlos Efren AGUDELO « La combinaison de toutes les formes de lutte.
Développement et crise de la stratégie du Parti communiste colombien »,
mémoire de diplôme de l’IHEAL, Université de Paris III, 1994.
[15] Alejandro REYES, op.cité,
p.17.
[16]
Daniel PECAUT, Midiendo Fuerzas, Bogotá, Planeta, p.89.
[17] Lorsque les FARC
s’implantent dans le Caguán en 1979, la région est frappée par une sévère
sécheresse qui provoque un début de famine. La coca apparaît donc comme la
seule alternative. Juan
[18] Juan
[19]
[20] C’est à partir de cette
date que les FARC ajoutent à leur nom –EP, Armée du peuple. Simultanément, des
discussions de paix s’ouvrent, en septembre 1982, avec le gouvernement
nouvellement élu de Belisario Betancur : « Les FARC considéraient le
processus de paix comme une espace politique et militaire que l’on devait
utiliser pour continuer à accumuler des forces et développer leur projet
stratégique, mais désormais adapté aux nouvelles circonstances générées par la
politique de paix de Betancur ». Carlos Efren AGUDELO, op. cité, p.22.
[21] L’organisation
politico-militaire des FARC est très structurée. Pour l’aspect militaire :
escouade (12 combattants), guérilla (2 escouades), compagnie (deux guérillas),
colonne (deux ou plus compagnies, 110 combattants), fronts (plus d’une colonne),
bloc de fronts (5 fronts ou plus) situés dans une même grande région. Juan
[22] Camilo ECHANDÍA CASTILLA « Colombie : dimension
économique de la violence et de la criminalité » Problèmes d’Amérique
latine, Paris, La Documentation française, Trimestriel n°16, janvier-mars 1995.
Toujours selon le même auteur, ce type de croissance de l’organisation n’est
pas sans conséquence politique. En effet les fronts les plus anciens, composés
de guérilleros formés politiquement et ayant une grande expérience de la lutte
populaire ont tendance à rester fixés dans des régions anciennement occupées
par la guérilla et qui n’ont aucun potentiel économique. Les nouveaux fronts,
en revanche, sont composés de guérilleros plus jeunes et qui ont des pratiques
plus axées sur le combat militaire. La guérilla se développe donc
quantitativement, sans pour autant se développer sur le plan politique.
[23] La cocaïne passait
également par d’autres aéroports, étroitement contrôlés par l’armée, impliquant
la contamination de cette dernière par l’économie de la drogue.
[24] Pour les explications
données par Rodríguez Gacha à ce conflit, voir Carlos Efren
AGUDELO, op. cité, p. 27.
[25]
[26] Carlos Efren AGUDELO,
op.cité, p. 24.
[27]
[28] En 1981 les narco-trafiquants
ont créé le MAS (Muerte a Sequestradores – mort aux auteurs
d’enlèvement) pour se défendre des enlèvements contre rançons de la part de la
guérilla.
[29]
[30] Carlos Efren AGUDELO, op.
cité, p.26.
[31] Un éleveur anti-communiste
dont le père avait été assassiné par les FARC, proche du cartel de Medellin et
chef de milices. Après sa mort au cours d’un combat, le 6 février 1994, son
frère, Carlos, deviendra, jusqu’en 2002, le chef des paramilitaires des
Audéfenses unies de Colombie (AUC).
[32] Ibid, p.28.
[33] « Los negocios de las
FARC » Semana, n°879, 15-08-99, pp.38-43
[34]
[35] Juan
[36] Ibid, p.96.
[37] Ibid, p.99.
[38] Ibid, p.100.
[39] Juan
[40] Le kilo d’opium qui était
alors payé aux paysans entre 30 et 70 dollars en Afghanistan et au Pakistan,
vaut 1500 dollars en Colombie. Il s’agissait probablement pour les trafiquants
d’inciter au développement d’une production
qui débutait. Le prix de l’opium en Colombie a progressivement baissé
pour atteindre 300 dollars en 2003, soit sensiblement le même prix qu’en
Afghanistan.
[41] Interview à Bogotá, en
avril 2003, d’un ex-dirigeant des FARC.
[42]
Ibidem
[43] Littéralement, "gens
de peu d'importance".
[44]
[45] Ibid, p.90. Dans le
Putumayo, selon
[46] Elle expliquerait
également l’échec de la grève armée proclamée par la guérilla dans le Putumayo
du 25 septembre au 28 novembre 2000.
[47] Carlos Castaño, fondateur
et leader jusqu'en 1994, date de sa mort, des mouvements d'auto-défense du
département de Córdoba, ne cachait pas qu'il était membre du cartel de
Medellín.
[48] Pour une analyse détaillée
de ce phénomène,
[49] Mauricio ARANGUREN MOLINA,
op. cité.
[50] Selon plusieurs
observateurs, en 2003, ils contrôleraient près de 40 % des productions de coca
et de pavot. Voir Daniel PÉCAUT, Midiendo Fuerzas, Bogotá, Planeta, 2003
p.138.
[51] Juan
[52] Idem, p.67.
[53]
[53]
Theo RONCKEN (ed) The Drug War in the Skies, The U.S “Air Bridge Denial”
Strategy : The Success of a Failure, Accion Andina/Transnational Institute,
[54] ibidem, p.88.
[55] Ce processus, qui
rencontre de vives résistances au sein du parlement, est en cours à la fin de
l’année 2003.
[56] "Les paramilitaires sont également là et
continuent de jouer le rôle de force d'appui, pour ne pas dire de choc, des
militaires", Daniel PÉCAUT, Midiendo Fuerzas., Bogotá, Planeta,
2003,
p.122.
[57] Adolfo León ARTHORTUA
CRUZ, « Narcotraficantes y paramilitares : la articulación de las
violencias en el Valle del Cauca -
Colombia. [multigr], colloque SHADYS-EHESS, op.cité et Carlos Agudelo, thèse,
Chapitre VII, pp. 459-488.
[58] C’est au cours des combats
pour le contrôle du village de Bellavista que, le 2 mars 2002, alors que les
paramilitaires s’étaient mêlés à la population, les FARC ont lancé un
projectile chargé d’explosifs qui est tombé sur l’église où s’étaient réfugiés
300 personnes, faisant 119 mort et 98 blessés. Carlos Efren AGUDELO, « Populations
noires et politique dans le Pacifique colombien : paradoxes d’une
inclusion ambiguë » thèse de doctorat en sociologie, Université de Paris
III, 2002.p.470.
[59] Ces accords étaient bien
sûr tout à fait clandestins : Interview en juillet 1990, à Bogotá, d’un
responsable des projets de l’UNFDAC.
[60] Une partie importante du
plan est consacré aux mécanismes de cette participation.
[61] Le montant très faible
actuel des contributions internationales aux projets de développement
alternatifs dans le monde et en Colombie, donne à penser que l’appel des FARC
pour des fonds relativement important destinés à une seule région, était voué à
l’échec.
[62] Planificacion de
mecanismo…op. cité.
[63] Midiendo Fuerzas,
p.154-155.
[64] Entre 18 et 20 tonnes de
cocaïne par mois, payées de 10 à 12 millions de dollars. Cela représenterait
plus du tiers de la production annuelle de la Colombie alors que les
paramilitaires sont influents sur près de 40 % des zones plantées de coca et
qu’une grande partie des organisations de trafiquants échappent au contrôle des
uns et des autres. Beira-Mar a été extradé au Brésil où il continue de diriger
le trafic de sa cellule. Les quantités avancées par Fernandinho s’expliquent
par le fait que l’indulgence lui a été promise s’il faisait des révélations sur
ses commanditaires.
[65] Camilo ECHANDÍA CASTILLA « Les dimensions
territoriales du conflit armé » in Problèmes d’Amérique latine n°44,
printemps 2002, pp.32-47.
[66] Juan
[67] Les enlèvements contre
rançon, les assassinats et les attentats constituent également un motif
important de leur perte d'influence.
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