GÉOPOLITIQUE
DES DROGUES EN
Alain Labrousse
A la suite des attentats du 11 septembre,
les Etats-Unis et le reste du monde ont découvert,
pour la seconde fois en un peu moins de quinze ans, que l’Afghanistan était le
premier producteur mondial d’opiacés. Alors que durant toute la guerre contre
les communistes les cultures illicites n’avaient cessé de se développer dans
les zones contrôlées par les moudjahidins, il avait fallu que les Soviétiques
se préparent à quitter l’Afghanistan pour que l’ambassadeur des Etats-Unis au
Pakistan, Robert B. Oakley, « s’aperçoive », en mars 1988, que des
résistants afghans étaient liés à la production d’opium et au trafic d’héroïne
et demande aux représentants du gouvernement intérimaire installé à Peshawar,
de « réduire » la culture du pavot dans les territoires sous leur contrôle. Au moment de l’intervention de
ses troupes en Afghanistan, Tony Blair n’a pas hésité à rendre les taliban
seuls responsables de la place prise par l’Afghanistan dans la production des
opiacés. La presse internationale en a tiré la
conclusion que la drogue avait une part essentielle dans le financement des
réseaux terroristes de Ben Laden. La réalité est en
fait beaucoup plus complexe.
Si la guerre est responsable de
l’accroissement considérable des productions entre 1979 et 1992 nous verrons
que ce n’est pas au sens où on l’entend d’habitude (nécessité pour les
moudjahidins d’acheter des armes). Cela n’est devenu partiellement vrai qu’à
partir de 1999 (chute du régime communiste), après qu’Américains et Russes aient cessé d’armer et d’équiper leurs protégés
respectifs. Les taliban n’ont fait qu’hériter de cette
situation à partir de 1994-1996, qu’ils ont géré ensuite à leur profit.
Les raisons pour lesquelles Mollah Omar a interdit
(avec succès) de semer le pavot en 2000, font l’objet de conjectures sur
lesquelles je m’arrêterai. En revanche, les raisons de la reprise des
productions sur une large échelle en 2002 et 2003 sont claires :
misère des paysans auxquels ne parvient par l’aide internationale, incapacité
du gouvernement central mis en place par les Etats-Unis de contrôler le pays et
instrumentalisation par ces derniers de chefs de guerre compromis dans le
trafic pour lutter contre les foyers taliban. L’Afghanistan est
un théâtre emblématique de la géopolitique des drogues où se retrouvent toutes
les problématiques présentes sur d’autres terrains, en particulier en Colombie.
Plus de 700 ans
d’histoire…
Les taliban n’ont fait qu’hériter, comme
leurs prédécesseurs, les « combattants de la liberté » du fruit de la
guerre qui ravage le pays depuis 1979. Jusque là, la culture du pavot et l’usage de l’opium, avérés depuis plus de sept cents ans
en
Alors que l’opium se consommait sous forme
d’une décoction dans laquelle on faisait bouillir les fibres de la capsule, ce sont les conquérants moghols[1] qui enseignèrent
aux populations locales à inciser la capsule pour recueillir la gomme et à la
manger. Les Moghols qui régnèrent sur l’Inde de 1527 à 1707, firent de la
culture du pavot et de la commercialisation de l’opium, un monopole d’Etat.
Mais l’usage de fumer l’opium, inventé par les Portugais, ne se répandit qu’à
la fin du XVIIIè siècle et au début du XIXème, quand
le monopole de cette drogue passa entre les mains des britanniques. L’Inde et le Pakistan en héritèrent au moment de leur indépendance.
Durant les années 1920 et 1930, les
représentants du gouvernement afghan, qui était un pays souverain,
participaient déjà aux réunions du « Comité central permanent de l’opium »
de la Société des Nations[2].
Lors de la deuxième conférence sur l’opium, en 1924, les représentants de
l’Afghanistan déclarèrent que le pavot était cultivé dans les provinces de
Badakhshan : la vie s’organise autour du pavot
Dans cette région isolée de hautes
montagnes où la famine menace dès que les conditions climatiques sont
mauvaises, c’est le pavot est la seule plante qui peut être cultivée jusqu’à 2
800 et dont deux sous-produits sont les seules denrées commercialisables par
l’ethnie hazara de confession ismaélienne dont le leader est l’Aga Khan : l’opium d’abord, mais aussi l’huile que l’on
tire des graines[3].
Le pavot a d’autres utilisations. Une fois que les
graines sont écrasées, on mélange les restes de la balle à du foin et des herbes afin d’obtenir un aliment pour le bétail
appelé konjara qui passe pour être un fortifiant. Les tiges du pavot, séchées
au soleil, sont utilisées pour alimenter le feu. Enfin on mélange les cendres
ainsi obtenues pour obtenir du savon. Le plus médiocre sert à laver le linge,
le meilleur est utilisé pour la toilette et il est
réputé empêcher les cheveux de blanchir et de tomber.
Quant à l’opium qui n’est pas vendu, il a un usage dans la pharmacopée locale pour combattre la
dysenterie ou les douleurs. Dans le Badakhshan, le pavot est
donc, hier comme aujourd’hui, au cœur de la vie des paysans. Avant 1979, il
constituait la culture de rente la plus rémunératrice dans une demi-douzaine
d’autres provinces (contre 18 en 2000) dont
la plus grande partie de la production annuelle - 200 à 300 tonnes –
était exportée en Iran et en Turquie pour être fumée ou transformée en héroïne.
Dix ans de guerre ont provoqué une
augmentation considérable des productions, moins à cause des besoins en armes
des moudjahidins que de l’absence du contrôle du territoire par le gouvernement
central[4].
Les opposants au régime de Kaboul ont en effet reçu des États-Unis, de l’Arabie
Saoudite ou de la Chine des quantités d’armes si considérables qu’ils n’avaient
nul besoin d’argent de la drogue pour s’en procurer. On a pu évaluer que
certaines années ils ont perçu pour environ 300 millions de dollars
d’équipement alors que la vente de l’opium, durant la même période, n’avait
rapporté que 21 millions de dollars aux paysans[5].
La plus grande partie des laboratoires fonctionnant dans les zones tribales du
Mais les contrebandiers, qui se chargeaient
notamment d’approvisionner en armes les moudjahidins, ont pu
développer sans entraves le commerce de l’opium. Les paysans, dont les
superficies cultivables s’étaient rétrécies comme peau de chagrin du fait du
bombardement systématique des récoltes par l’aviation gouvernementale ou qui
s’étaient réfugié au Pakistan d’où ils ne retournaient qu’une fois ou deux par
an pour s’occuper de leurs champs, ont été poussés à s’adonner la culture la
plus rentable, celle du pavot. Cette activité avait d’ailleurs reçu la caution
d’un certain nombre de mollah, comme Nasim Akhunzada dans l’Helmand qui avait
lancé une fatwa dès 1981, proclamant que « le pavot devait être cultivé
afin de financer la guerre sainte contre les troupes soviétiques et leurs laquais de Kaboul »[7]. Moyennant quoi,
lui et ses frères, également mollah, consacreront
durant toutes les années de guerre, davantage d’énergie à trafiquer qu’à
combattre les communistes.
Les « mini-guerres » de l’opium
On estime, bien qu’il n’ait pas existé à
cette époque de moyens de quantifier la production avec précision, que cette
dernière était progressivement passée de quelques centaines de tonnes au début
de la guerre à des
quantités se situant entre 1 000 et 1 500 tonnes dix ans plus tard. Une partie
de la transformation de la production en héroïne n° 3 (brown sugar),
s’effectuait dans les agences tribales du Pakistan sous le contrôle, et parfois
pour le compte, des services secrets de l’armée pakistanaise, Inter Services
Intelligence (ISI), chargés des livraisons d’armes aux moudjahidin qui tiraient
profit du trafic d’héroïne pour financer des opérations secrètes de
déstabilisation de l’Inde à travers le soutien aux rebelles sikhs du Penjab et
musulmans du Cachemire. Les différents services secrets américains, en
particulier la CIA, qui collaborait étroitement avec le ISI pour la livraison
d’armes, était parfaitement au courant de ces activités, mais ont toujours
fermé les yeux au nom de la priorité de la lutte anti-communiste.
C’est à partir du moment où les gouvernementaux
se sont repliés dans les villes en 1988, que les Russes se sont retirés du
pays en 1989 et qu’un gouvernement moudjahidin s’est installé à Kaboul en
1992, que la production a explosé. Le PNUCID l’estimait déjà à 2 000 tonnes
au minimum pour 1991. C’est en 1994 que l’organisation onusienne, avec l’appui
de l’Union européenne, mettait au point une méthodologie d’enquête sur le
terrain très précise qui lui permettait d’établir que la production d’opium
se situait aux environs de 3 400 tonnes sur 60 000 hectares.
Elle se maintiendra au même niveau jusqu’en 1998, les fluctuations
observées étant davantage dues aux aléas climatiques qu’à des variations des
superficies couvertes par le pavot[8].
Une des principales causes de
l’augmentation de la production après le retrait des troupes
russes est le retour de nombreux réfugiés en
Mais, outre le problème du retour des
réfugiés, une autre cause de l’explosion des productions a été la volonté d’un
certain nombre de commandants de se prémunir, à partir de janvier 1992, contre
l’arrêt des livraisons d’armes et de munitions de la part des Etats-Unis,
annoncé à l’automne 1991, dans le cadre des accordés passés par ces derniers
avec les Russes. Les semailles du pavot s’effectuant précisément à cette
saison, le bruit courait à
D’une façon générale, après la chute du régime
communiste la drogue, en permettant le financement de l’autonomie des pouvoirs
locaux, a favorisé la tribalisation du pays. Ainsi, dans le nord, selon des
rapports des services secrets russes, le leader ouzbek Rachid Dostom, qui était
leur allié durant la guerre contre les moudjahidin avant de changer de camp,
tirait de substantiels bénéfices de la contrebande et du trafic d’héroïne en
direction de l’Ouzbékistan et de l’ensemble de la CEI. Il
est aujourd’hui vice-ministre de la guerre du président intérimaire Hamid
Karzaï.
Les
taliban et l’opium
Si l’on veut tenter de déchiffrer
l’attitude des taliban à l’égard de la drogue, il convient de la périodiser en
fonction de leur lutte pour le contrôle total du pays. Entre la prise de
Kandahar, en novembre 1994 et
Lorsque les taliban s’emparent, entre la
fin octobre et la mi-décembre 1994, des trois provinces de Kandahar, Zabul et
Ghazni, c’est en proclamant que leur premier objectif est d’éliminer les bandes
armées de moudjahidins et le second de faire la guerre aux cultures de pavot et
aux productions de drogues, qui sont qualifiées d’« impies ». Après
la prise de Kandahar un certain nombre de fumeurs de
haschisch est effectivement emprisonné et des stocks d’opium brûlés. Cependant,
dans la pratique, entre 1996 et 1998, les taliban se
bornent à gérer la situation en taxant des productions dont les fluctuations
répondent plujs aux variations climatiques qu’à des changements au niveau des
superficies ensemencées. Seule une fraction de la production d’opium est transformée sur place en morphine et en héroïne, la plus
grande partie l’étant essentiellement en Turquie, le reste au
La position du mouvement à l’égard de la
drogue a été synthétisée, au début de l997, par le chef suprême des taliban,
Mollah Mohammad Omar, lors d’une des rares interviews qu’il a accordé à la
presse internationale. Cette dernière a été réalisée
par Bizhan Torabi, de la Deutsch Press Agentur et repris en français par la
revue Politique Internationale. A la question sur les drogues, Mollah Omar répond : « ...A long terme notre objectif est de
nettoyer complètement l’Afghanistan de la drogue. Mais on ne peut pas demander
à ceux dont l’existence dépend entièrement de la récolte du pavot, de passer du
jour au lendemain à d’autres cultures et de trouver
des marchés leurs nouveaux produits. Une chose est claire en tous cas : nous ne permettrons pas que l’opium ou l’héroïne
soient vendus en
A la fin de l’année 1995,
les autorités iraniennes indiquaient que les saisies d’opiacés en provenance
d’Afghanistan étaient à la hausse par rapport à l’année précédente, en
particulier dans la province frontalière du Khorassan[11]. Des membres d’ONG occidentales ont effectivement
vu des camions remplis d’opium, à peine recouverts d’une bâche, qui se
dirigeaient vers l’Iran[12].
D’autres témoignages évoquent des convois d’opium, de morphine et de haschisch acheminés jusqu’au
Très vite les taliban ont compris que la
drogue pouvait être utilisée comme un élément de leur diplomatie pour être reconnu comme gouvernement
légitime de l’Afghanistan et occuper le siège de ce pays à l’ONU. Ainsi, en
novembre 1996, Mollah Mohamed Gauss, ministre des Affaires étrangères envoyait
une lettre Giovanni Quaglia, directeur de l’antenne du Programme des nations
unies de contrôle internationales de drogues (PNUCID) à Islamabad, dans
laquelle il déclarait notamment : « Le combat contre la production, la
transformation et le trafic de substances psychotropes n’est possible qu’à
travers une coopération régionale et internationale ». Dans la même
lettre, il rappelait l’adhésion de l’Afghanistan à la
Convention de Vienne de 1988 sur les stupéfiants. Cette offre allait connaître un prolongement avec la visite, au début de novembre l997,
de Pino Arlacchi, le directeur du PNUCID en
Pourquoi
les paysans cultivent-il le pavot ?
le scepticisme des paysans à l’égard de la
possibilité de substituer l’économie de la drogue a été nourri depuis une
dizaine d’années par des facteurs comme l’absence de projets de
développement rural sur une large échelle bénéficiant de financements à la
hauteur de leurs ambitions et l’interruption des projets alternatifs du PNUCID
pour des raisons politiques : évacuation du
personnel des UN en 1998 et opposition des bailleurs de fonds à tout programme
qui pourraient bénéficier aux taliban. Seule une aide substantielle et la prise en compte des raisons complexes qu’ont les
membres des tribus pachtounes de cultiver le pavot, pourraient laisser espérer
un recul durable de l’économie de la drogue.
Quasi simultanément avec le retrait des
Russes de l’Afghanistan en 1989, le Programme des Nations unies pour le
contrôle international des drogues (PNUCID) mettait en place un ambitieux
programme de développement, l’ADCRP[13], afin de réduire
les superficies de cultures du pavot dont la production dépassaient déjà 1 000
t d’opium et surtout de faire face au retour dans le pays des réfugiés qui
pouvaient être tentés d’avoir recours à cette culture illicite pour
reconstruire leur économie. Ce programme qui devait se prolonger jusqu’au mois
mars 1996 bénéficiait d’un financement de 9,2 millions
de dollars. Il se composait de plus de 200 projets (agriculture, élevage,
santé, éducation, adduction d’eau, travaux d’infrastructure, etc.) dispersés
dans les plus importantes provinces productrices :
Badakhshan,
Les évaluations postérieures du programme
ont estimé que la « clause pavot » a eu des effets pervers :
d’abord en provoquant des tensions entre les communautés et les organisations
de développement ; ensuite en poussant les communautés qui ne produisaient
pas d’opium jusque là, à menacer de le faire pour attirer l’aide de la
communauté internationale. D’un point de vue plus global, il
est estimé que si « ce programme a eu un rôle important dans la reconstruction
de l’Afghanistan, son impact sur la réduction des cultures de pavot a été
marginal »[14].
La première enquête de terrain menée par le PNUCID montrait que la production
dépassait 3000 t en 1994. Faute de fonds alloués par les pays donateurs
En mars 1997, a été lancé, toujours par
l’organisation onusienne, un « Programme pilote » dont un des quatre
volets (C28) concernait la réduction des cultures de pavot. Pour éviter la
dispersion du projet précédent, il se concentrait sur quatre districts
seulement, dont trois (Ghoraz, Khakrez et Maiwand) étaient situés dans la
province de Kandahar et le quatrième dans celui de Shinwar, à l’est du pays, un
des « berceaux » de la culture du pavot en Afghanistan. Les paysans
s’étaient engagés à éliminer le pavot au bout de quatre ans. Cependant sur un
budget initialement estimé à 10 millions de US dollars, seuls 4 millions de
dollars ont été recueillis auprès des bailleurs de fonds et effectivement
investis. Selon les évaluations du PNUCID, en prenant pour base la production de 1998, en 2000, la
réduction était de 5 % à Shinwar, 49 % à Ghorak, 60 % à Maiwand et 61 % à
Khakrez. Mais le rapport du PNUCID concluait que la diminution observée dans
les districts de Kandahar devait être attribuée à la sécheresse et non aux effets du programme. Un autre projet de
développement mené dans l’Helmand par une ONG des Etats-Unis, Mercy Corp
International, financée par son gouvernement, n’a pas eu plus de succès :
en dépit des engagements signés par la population, les superficies de culture
ont augmenté en 1999 provoquant le retrait de MCI.
Pour l’expert qui s’est penché sur les
raisons de cet échec, il tient d’abord à la non prise en compte de la
complexité et de la diversité des relations entre la culture du pavot et
l’économie familiale des paysans[15].
Il observe d’abord que même en 1999, année de production record avec 4 500 t,
seuls 2,6 % des terres arables de l’Afghanistan
étaient consacrés à la production d’opium. D’autre part,
l’intensité des cultures de pavot diffère de manière considérable dans le même
district. Par exemple dans celui de Achin de la province du Nangahar, où
la taille moyenne des propriétés se situe au-dessous de 0,5
ha, 65 % de la superficie cultivable est emblavée en pavot alors que dans le
district de Surkhrud, situé dans la même province, moins densément peuplé, où
les fermiers sont beaucoup moins pauvres et où la productivité du pavot est
plus élevée, seule 10% de la superficie est consacrée au pavot. De même dans
l’Helmand, les cultures sont plus importantes dans les districts du nord où les
paysans possèdent des terres plus réduites et où
l’accès à l’eau et au marché est problématique. D’une façon générale, sur une
même exploitation, la mono-culture du pavot est
exceptionnelle et dépasse rarement 70 % des terres arables. Même dans les villages où on se livre à une culture intensive de cette
plante, certains paysans ne la sèment pas. Toutes ces observations empiriques
suggèrent que la culture du pavot dépend en grande partie de facteurs locaux et qu’elle n’offre pas la même rentabilité pour tous les
producteurs.
Selon une étude menée par une ONG française
de développement dans un district du Nangahar, s’il est incontestable que la
culture du pavot rapporte davantage que toute autre production, la plus value
obtenue par hectare par rapport à une production légale comme le blé n’est que
trois fois plus élevée dans le cas de terre non irriguée et de six fois plus
dans le cas de terres irriguées[16].
D’autre part des fluctuations assez importantes existent entre les prix payés
aux producteurs par les collecteurs d’opium travaillant pour les trafiquants[17].
Au moment de la récolte de 1997, l’opium
humide (qui perd environ 30 % de son poids en séchant) était payé 30 dollars le
kilo aux producteurs dans l’Helmand et le Kandahar, 40 dollars dans le Nangahar
et 65 dollars dans le Badakhshan. Les paysans les plus pauvres, qui vendent
leur récolte deux ou trois mois à l’avance, sont payés 20 % à 30 % moins cher.
Mais ceux qui peuvent attendre deux ou trois mois après la récolte peuvent
espérer multiplier par deux les prix payés bord-champ, c’est-à-dire, en tenant
compte de la perte en poids de l’opium, un gain d’environ 20 %.
Mais outre le prix payé
au producteur, d’autres éléments poussent le producteur à cultiver le pavot. Traditionnellement le prix de location d’une terre par des
propriétaires terriens à des métayers était calculé en fonction de sa productivité en blé, ce qui laissait à ces derniers le
choix des cultures auxquelles ils se livraient. Aujourd’hui, dans l’est du
pays, la tendance est d’évaluer le prix de la terre en
fonction de la quantité d’opium qu’elle peut produire, ce qui ne laisse guère
d’autres choix aux locataires que de cultiver le pavot. Le
propriétaire fournit également à son métayer l’eau, les semences, les bœufs ou
le tracteur. Le métayer, pour sa force de
travail (qui représente, du fait de son coût élevé, 90 % de l’investissement),
reçoit un tiers du prix de la récolte dans le sud et la moitié dans l’est.
C’est bien entendu le propriétaire qui, pour une participation de 10 % à
l’investissement global dans la production, tire l’avantage le plus substantiel
d’un tel arrangement. Souvent aussi, l’argent tiré de l’opium permet aux
paysans de se livrer à des cultures d’autres denrées agricoles. Des enquêtes de
terrain menées en 1999 dans l’Helmand montrent que 50 % des terres faisant
l’objet d’un accord pour un partage de la récolte,
étaient cultivées en pavot et 23 % en blé.
Un autre des avantages de la production d’opium par les paysans c’est
qu’elle donne accès au crédit, ce qui n’est généralement pas le cas pour les
productions licites. Et ceci sous deux formes :
les commerçants vendent des biens à crédit aux paysans qui seront payés au
moment de la récolte sous forme d’opium. Surtout, à travers
le système connu comme salam, les collecteurs d’opium achètent à l’avance
(parfois jusqu’à deux ans) la récolte. Dans ce cas,
cette dernière est payée à la moitié de sa valeur. Cela permet notamment aux paysans
d’acheter de la nourriture durant l’hiver. Ce système
peut se révéler désastreux pour le paysan dans le cas
où ses cultures de pavot sont frappées par les intempéries comme cela a été le
cas dans l’Helmand durant la saison agricole 1997/1998 où elle n’a été que la
moitié ou le quart de ce qui était attendu. Dans ce
cas le paysan doit acheter de l’opium pour payer sa dette en nature, s’endetter
davantage, vendre ses terres ou s’enfuir au
Pour ceux qui avaient vendu leur récolte un an ou deux ans à l’avance, l’interdiction de Mollah Omar
a été une catastrophe. Ceux qui n’ont pas eu à vendre leur terre étaient, à
l’automne 2001, dans l’obligation de cultiver le pavot, pour payer (ou amortir)
leur dette. Il est en outre beaucoup plus facile d’interdire
de semer en automne (comme l’avait fait les taliban) que de détruire les
plantations, comme se serait le cas dans les prochains mois si le gouvernement
mettait ses menaces à exécution, une fois qu’elles sont sorties de terre. Car,
dans ce cas, le paysan a sous les yeux le fruit de ses
efforts et une possibilité très concrète de gagner de l’argent. Enfin, la prise
en compte de la complexité des raisons, évoquées plus haut, qu’ont les paysans
de cultiver le pavot, implique des initiatives qui ne sont guère réalistes dans
la situation actuelle de l’Afghanistan. D’abord la mise en place d’une
politique de crédits aux plus démunis. Ensuite comme ce
sont ceux qui possèdent le moins de terre qui se livrent aux productions
illicites sur des terres louées au plus riches, une réforme agraire serait un
élément important de la lutte anti-pavot. Or, précisément, c’est la tentative
faite par le gouvernement communiste de distribuer les terres, certes de façon
brutale et maladroite, qui a provoqué le soulèvement
des tribus il y a une douzaine d’années.
Les
narco-profits des taliban
Si les taliban n’ont pas
éradiqué plus tôt le pavot, c’est d’abord c’est pour ne pas perdre le soutien
des tribus pachtounes dont les membres vivent de cette culture. C’est également parce qu’ils avaient besoin de trouver des
ressources de financement alternatives pour financer la dernière étape de la
guerre contre Massoud à un moment où les fonds en provenance d’Arabie saoudite
et du Pakistan avaient tendance à diminuer. Enfin l’économie du pays étant en
ruine ils n’avaient guère comme autre ressource que
les taxes sur le commerce transfrontalier légal et sur la contrebande. Quel
était donc le montant des profits tirés par les taliban de la production et du
trafic de drogues à ses différentes étapes ? Nous
disposons en ce qui concerne les productions d’opium
de données extrêmement précises sur un district de la province de Nangahar.
Les taliban appliquaient à l’opium le
système de prélèvement islamiste sur les récoltes et de redistribution aux plus pauvres, appelé ochor. Ils
exigaient trois parts des paysans : une part était
redistribuée aux personnes démunies du village (aveugles, handicapés, veuves,
orphelins, etc.) et deux parts étaient gardées par les taliban. Ce prélèvement en nature était effectué sur la récolte de chaque
produit. Il était par exemple d’un dixième de la récolte pour les
céréales dans les zones bien irriguées et
d’un vingtième dans celles qui le sont mal. En ce
qui concerne l’opium, la taxe, toujours en nature, était de 1/8ème[18].
Mais dans ce cas
elle n’est bien sûr pas redistribuée par les taliban mais revendue aux
laboratoires d’héroïne. Il est donc possible de tenter
une évaluation de ce que rapportait aux taliban la production et le trafic, en
supposant que rien n’échappe à leur contrôle, ce qui n’était probablement pas
le cas. En l997, selon le PNUCID, 634 tonnes d’opium ont été récoltées dans la
province du Nangahar, dont 79 tonnes, représentant environ 5 millions de
dollars, auraient été revendues par les taliban. L’impôt sur les laboratoires
est actuellement de 70 dollars par kilogramme d’héroïne qui en sort [...], soit 5 530 000 US
dollars. Ensuite, les taliban autorisent le transport d’héroïne moyennant 250
dollars par kilogramme. En échange, le porteur se voit remettre un laissez-passer qu’il montre à chaque point de contrôle.
Ces taxes sur le transport ont donc théoriquement rapporté aux taliban dans le
Nangahar 15,8 millions de dollars. En résumé, les
ponctions opérées aux différents niveaux de la production, de la transformation
et du trafic rapportaient donc, au total, 30 millions de dollars. Si l’on veut
tenter d’évaluer les entrées représentées par la drogue au niveau du pays, il faut multiplier ce chiffre environ par trois, soit une
centaine de millions de dollars[19].
L’équivalent des taxes perçues sur le commerce légal et
la contrebande transfrontaliers. En revanche, il
n’existe pas de preuve que les taliban aient eux-mêmes géré des laboratoires
d’héroïne ni exporté la drogue.
En 1999 et 2000, tous les records ont été
battus avec respectivement une production de 4 500 t et 3 400 t. Mais, même
dans ce cas, tous les experts[20]sont
d’accord pour estimer que les taxes perçues par les taliban sur la production
agricole d’opium (dont la plus grande partie était levées en nature), les
laboratoires de transformation et le transit de la morphine et de l’héroïne, se
situaient annuellement entre 50 et 100 millions de dollars.
Une somme minime en regard de l’aide
apportée (soit sous forme monétaire, soit en armement) par l’Arabie saoudite et
le Pakistan, les principaux soutiens des taliban. Il est probable que les
revenus de la drogue ont avant tout contribué à renforcer leur potentiel
militaire contre l’Alliance du Nord et à faire fonctionner le minimum de
structures administratives dans le pays. En revanche Ben Laden a
vraisemblablement eu recours à sa fortune personnelle,
à
A la fin du mois de juillet 2000, l’Emir
Mollah Omar a publié un décret interdisant la culture
du pavot comme impie. Ses envoyés dans les zones
productrices ont affirmé aux paysans que la sécheresse qui frappait le pays
était une punition d’Allah pour avoir cultivé la drogue. Le résultat est que ces derniers, sans que les taliban aient à user de
beaucoup de pressions, se sont en général abstenus de semer le pavot à
l’automne. Une étude de terrain du PNUCID[23] menée au début de
l’année 2001 dans les deux principales provinces productrices, l’Helmand et le
Nangahar, ainsi que dans les autres régions sous contrôle des taliban, fait
apparaître que les surfaces cultivées y sont passées de 71 000 hectares en 2000
à 27 h en 2001.
L’initiative de Mollah Omar avait sans
doute pour objectif de lever un des principaux obstacles à l’attribution à
l’ONU du siège de l’Afghanistan aux taliban alors qu’ils pensaient être en
mesure de balayer en 2001 les forces de l’Alliance du Nord dirigées par Shah
Massoud. Les sanctions de l’ONU ont renforcé le secteur des « durs »
à l’intérieur du mouvement qui ont décidé de la destruction des bouddhas de
Bamyian, ce qui a réduit à néant les bénéfices que
pensaient tirer les taliban de l’éradication de l’opium. Il n’est pas exclu non
plus que cette mesure ait été financièrement compensée, totalement ou en
partie, par les mafias pakistanaises et centrale asiatique de la drogue, qui du
fait des stocks accumulés au cours des deux récoltes record des années
précédentes, risquaient de voir s’effondrer les prix de l’héroïne sur le marché
international.
La reprise des cultures sur grande échelle
en 2002
Le 25 octobre 2002, le Programme des
Nations unies pour le contrôle international des drogues (PNUCID) a rendu
public son estimation de la production d’opium afghane en 2002 : environ 3
400 t sur 74 000 hectares, soit beaucoup plus que ses estimations préliminaires
du mois de mars (entre 1900 et 2700 t). Cette différence est
attribuée au fait que beaucoup de paysans ont semé plus tardivement que
d’habitude. L’année précédente, du fait de l’interdiction des taliban, la
récolte n’avait été que de 185 t. Cependant le PNUCID exonère le gouvernement
Karzaï de toute responsabilité dans cette récolte record (équivalente à celle
de 2000 et la seconde par son importance dans l’histoire du pays après celle de
1999 : 4 500 t) en faisant remarquer qu’il
n’était pas constitué lorsque se sont effectuées les semailles, au dernier
trimestre 2001.
Curieusement, ce
rapport passe complètement sous silence les campagnes d’éradication du
printemps 2002. Les britanniques auraient en effet consacré
23 millions de dollars (environ 750 dollars par hectare) dans la seule province
du Nangahar, à l’indemnisation des paysans qui arrachaient volontairement leur
pavot. On ne sait donc pas si la production annoncée par le PNUCID se
situe avant ou après éradication comme cela aurait dû être annoncé. Ce silence laisse penser, qu’en dépit de l’argent dépensé, les
résultats de l’éradication ont été peu significatifs. Rien d’étonnant
car, sur le terrain, l’argent au lieu d’aller aux paysans, auraient été partagé
entre les seigneurs de la guerre et les chefs de
tribu. Mais des dizaines d’agriculteurs qui résistaient aux
« éradicateurs » ont été tués.
Plus grave, le rapport du PNUCID s’arrange
pour passer sous silence que c’est dans les régions contrôlées par l’Alliance
du Nord que la croissance de la production d’opium a été le plus spectaculaire.
Déjà, en 2001, alors que cette dernière avait pratiquement disparu des régions
contrôlées par les taliban, elle avait presque triplé dans le Nord du Pays.
Différentes fuites depuis mars, suggérait qu’elle aurait encore doublé en 2002.
Grâce à un tour de passe-passe, le PNUCID évite de
mettre en relief cette réalité. Alors que dans tous ses rapports précédents, il
indiquait la production dans toutes les provinces d’Afghanistan, dans celui-ci
ne figure que les cinq principales d’entre elles, dont le Badakshan (située
dans le nord) qui figure au troisième rang avec 300 t (derrière les provinces
pachtoune de l’Helmand, 1300 t et du Nangahar, 1030 t). Il
n’est donc pas possible de faire la somme des productions dans les zones tenues
par les ministres du gouvernement. Mais même pour le Badakhshan, aucune donnée
sur les année précédentes ne permet d’évaluer l’augmentation de la production.
Il faut revenir au rapport final 2001, pour constater que la production était
de 150, 7 t et qu’elle a donc doublé depuis dans cette région tenue par des
commandants de l’Alliance du Nord (en particulier tadjik) qui sont majoritaires
au gouvernement. Si le gouvernement Karzaï n’est pas responsable de la reprise
de la production dans les provinces pachtounes, il
l’est en revanche très largement de l’accroissement de la production dans le
nord du pays. Et il est très grave qu’un organisme des
Nations unies se livre à des manipulations politiques (sous pression des
Etats-Unis selon certains observateurs) dans des rapports supposés objectifs.
Le départ de l’ancien directeur Pino Arlacchi en décembre 2001, accusé de diverses
malversations et manipulation de l’information, n’a
donc pas fondamentalement changé les pratiques de cette organisation.
Au printemps 2003, les
productions devraient connaître une nouvelle croissance. Un rapport préliminaire du PNUCID montre que si les cultures sont
en baisse dans les grandes régions de production traditionnelle de l’est
(Nangahar) et du sud (Helmand), elles se développement ou apparaissent dans de
nouvelles province, comme le Kunar et le Nouristan à l’est[24]et la région de
Bamiyan au centre du pays. Les Etats-Unis, par la bouche du représentant de la
DEA à Kaboul ont déclaré au début de l’année, qu’il n’était pas possible pour
le moment de changer la situation. Cet immobilisme,
qui contraste avec l’attitude volontariste qu’ils manifestent par exemple en
Colombie, a des raisons politiques. Les deux plus importantes régions de
culture, le Nangahar et l’Helmand, sont des régions pachtounes qui ont été des
fiefs des taliban et qui sont donc plutôt hostiles à un gouvernement dominé,
même si Karzaï appartient à l’ethnie pachtoune, par les tadjik de l’Alliance du
Nord. La priorité pour les Américains est que le
gouvernement actuel étende son contrôle à l’ensemble du pays. S’attaquer à la
culture du pavot et au trafic d’héroïne c’est ouvrir
un nouveau front et retarder d’autant le ralliement des tribus pachtounes au
gouvernement central. La lutte contre la drogue n’est donc pas (ou plus) une
priorité. Le problème c’est qu’en dépit de l’accroissement de la production,
les prix de l’opium se maintiennent à des prix très élevés depuis la fin de
l’année 2002 : environ 500 US dollars (au lieu de
70 au maximum à l’époque des taliban). Il s’agit
probablement d’une politique des trafiquants à travers la constitution de
stocks pour se prémunir contre une action de la communauté internationale. Le
résultat est qu’au lieu de moins d’un million de
dollars, l’argent de la drogue représente plus d’un milliard de dollars au sein
de l’économie afghane, et donc un véritable moteur qui constitue une entrave au
développement des activités légales. Plus que jamais, c’est la dépendance à
l’argent de la drogue, plus qu’au produit lui-même qui menace le peuple afghan
comme celui de la Colombie[25].
[1] Sur les Moghols et l’opium voir PNCB
« Prevention Ressource Consultant Network », vol 1, Islamabad 1990.
[2] Les développements sur la période
1920-1979 sont empruntés à « Main
Centres of Illicit Opium Production. Afghanistan » in ODCCP « Global
Ilicit Drugsd, pp 30-44.
[3] AFGHANAIS “Opium cultivation in Badakhsan province”.
[4] Alain Labrousse “La drogue, l’argent et
les armes”, Parits, A.Fayard, 1991, pp 100-120.
[5] Doris
Buddenberg “Implication of Drug Policy in
[6] Alain Labrousse, op.cité pp 29-100.
[7] Imran Akbar
“Heroin: The Pakistan Connection”, Eastern Review, Londres, janvier 1989.
[8] Voir les différents rapports annuels de
l’UNDCP “Afghanistan. Opium Cultivation & Production ». Les
estimations du département d’État sont très sensiblement inférieures à celles
du PNUCID. Pour l’explication à cette différence voir OGD « La
géopolitique mondiale des drogues 1998/1999 », Paris 2000, pp 28-30.
[9] OGD “La drogue nouveau désordre mondial”.
Paris, Hachette/Pluriel pp 33-35.
[10] On voit jusqu’ici la similitude d’un tel
discours avec celui tenu par un groupe “marxiste” comme les FARC.
[11] Drug Control
Headquarters (DCHQ) The National Drug Control Report –
1995, Teheran 1996.
[12] Stéphane Allix “Afghanistan, aux sources
de la drogue”, Paris, Ramsay, 2003.
[13]
[14] David Mansfiel
[mim] « The Economic Superiority of Illicit Drug Production: Myth and
Reality. Opium Cultivation in
[15] Idem.
[16] MADERA « Quelques bonnes raisons
pour cultiver le pavot. Analyse des facteurs d’adoption du pavot dans l’est de
l’Afghanistan (Surkh Rod district). Paris, Ministère des Affaires étrangères,
mars 1999, pp 32-37.
[17] Ces données se fondent sur un prix de
l’opium fluctuant entre 30 et 70 dollars, moyenne des cours entre 1994 et 2000. A partir de 2001,
l’existence de stocks, l’interdiction des taliban, l’intervention étrangère, ont
entraîné une hausse des prix (de 300 à 700 US dollars le kilo d’opium) qui
rendent cette production illicite beaucoup plus rentable (voir infra).
[18] MADERA, op.cité
[19] Les profits tirées par les FARC de la
drogue sont sensiblement plus élevés : ils sont en général évalué à un
minimum de 300 millions de dollars.
[20] En particulier ceux du Programme des
Nations unies pour le contrôle internationale des
drogues (PNUCID) et de l’Observatoire géopolitique des drogues (OGD).
[21] Pierre-Arnaud Chouvy Les territoires de
l’opium. Conflits et trafics du Triangle d’or et du Croissant d’or.
Genève,
Olizane, 2002 p. 143.
[22] Namangami aurait été tué au moment de
l’intervention américaine.
[23] UNDCP Global
Impact of the Ban on Opium Production in
[24] “
[25]
ODC “The Opium Economy in
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