GÉOPOLITIQUE DES DROGUES EN AFGHANISTAN


Alain Labrousse

 

A la suite des attentats du 11 septembre, les Etats-Unis et le reste du monde ont découvert, pour la seconde fois en un peu moins de quinze ans, que l’Afghanistan était le premier producteur mondial d’opiacés. Alors que durant toute la guerre contre les communistes les cultures illicites n’avaient cessé de se développer dans les zones contrôlées par les moudjahidins, il avait fallu que les Soviétiques se préparent à quitter l’Afghanistan pour que l’ambassadeur des Etats-Unis au Pakistan, Robert B. Oakley, « s’aperçoive », en mars 1988, que des résistants afghans étaient liés à la production d’opium et au trafic d’héroïne et demande aux représentants du gouvernement intérimaire installé à Peshawar, de « réduire » la culture du pavot dans les territoires sous  leur contrôle. Au moment de l’intervention de ses troupes en Afghanistan, Tony Blair n’a pas hésité à rendre les taliban seuls responsables de la place prise par l’Afghanistan dans la production des opiacés. La presse internationale en a tiré la conclusion que la drogue avait une part essentielle dans le financement des réseaux terroristes de Ben Laden. La réalité est en fait beaucoup plus complexe.

Si la guerre est responsable de l’accroissement considérable des productions entre 1979 et 1992 nous verrons que ce n’est pas au sens où on l’entend d’habitude (nécessité pour les moudjahidins d’acheter des armes). Cela n’est devenu partiellement vrai qu’à partir de 1999 (chute du régime communiste), après qu’Américains et Russes aient cessé d’armer et d’équiper leurs protégés respectifs. Les taliban n’ont fait qu’hériter de cette situation à partir de 1994-1996, qu’ils ont géré ensuite à leur profit. Les raisons pour lesquelles Mollah Omar a interdit (avec succès) de semer le pavot en 2000, font l’objet de conjectures sur lesquelles je m’arrêterai. En revanche, les raisons de la reprise des productions sur une large échelle en 2002 et 2003 sont claires : misère des paysans auxquels ne parvient par l’aide internationale, incapacité du gouvernement central mis en place par les Etats-Unis de contrôler le pays et instrumentalisation par ces derniers de chefs de guerre compromis dans le trafic pour lutter contre les foyers taliban. L’Afghanistan est un théâtre emblématique de la géopolitique des drogues où se retrouvent toutes les problématiques présentes sur d’autres terrains, en particulier en Colombie.

 

Plus de 700 ans d’histoire…

Les taliban n’ont fait qu’hériter, comme leurs prédécesseurs, les « combattants de la liberté » du fruit de la guerre qui ravage le pays depuis 1979. Jusque là, la culture du pavot et l’usage de l’opium, avérés depuis plus de sept cents ans en Afghanistan, n’avaient posé que peu de problèmes à ses habitants et à ses voisins. La légende veut que ce soit Alexandre le Grand qui, en traversant la région (327-325 av. J.-C) à la tête de ses armées, ait fait connaître l’opium aux populations de la région. Mais la culture du pavot n’a commencé sur le sous-continent indien que beaucoup plus tard. A la fin du XIIIème siècle, Marco Polo observe des plantations de pavot au nord de l’Afghanistan, dans la province du Badakhshan qui est encore aujourd’hui une zone importante de culture illicite.

Alors que l’opium se consommait sous forme d’une décoction dans laquelle on faisait bouillir les fibres de la capsule, ce sont les conquérants moghols[1] qui enseignèrent aux populations locales à inciser la capsule pour recueillir la gomme et à la manger. Les Moghols qui régnèrent sur l’Inde de 1527 à 1707, firent de la culture du pavot et de la commercialisation de l’opium, un monopole d’Etat. Mais l’usage de fumer l’opium, inventé par les Portugais, ne se répandit qu’à la fin du XVIIIè siècle et au début du XIXème, quand le monopole de cette drogue passa entre les mains des britanniques. L’Inde et le Pakistan en héritèrent au moment de leur indépendance.

Durant les années 1920 et 1930, les représentants du gouvernement afghan, qui était un pays souverain, participaient déjà aux réunions du « Comité central permanent de l’opium » de la Société des Nations[2]. Lors de la deuxième conférence sur l’opium, en 1924, les représentants de l’Afghanistan déclarèrent que le pavot était cultivé dans les provinces de Herat, du Badarkhshan et de Djelalabad et que l’État avait renoncé à son monopole sur le commerce de l’opium. L’Office afghan des douanes prélevait un droit de 5 % sur les productions d’opium désormais « privatisées ». En 1932, le pavot était cultivé sur 40 h qui produisaient 75 tonnes d’opium (pour environ 6 000 tonnes en Chine à la même date). La culture du pavot fut interdite à deux reprises, en 1945 et 1957, ce qui n’empêcha pas des exportations clandestines à destinations de l’Inde de se poursuivre. L’Afghanistan arguant de son manque de moyen pour faire face à ce « grave problème » sollicita, en vain semble-t-il, l’aide de la communauté internationale pour éradiquer les cultures. Dans les années 1970, c’est le Badakhshan, à la frontière du Tadjikistan, où les membres de la communauté des Ismaéliens consommaient traditionnellement de l’opium, qui était la principale province productrice.

 

Badakhshan : la vie s’organise autour du pavot

Dans cette région isolée de hautes montagnes où la famine menace dès que les conditions climatiques sont mauvaises, c’est le pavot est la seule plante qui peut être cultivée jusqu’à 2 800 et dont deux sous-produits sont les seules denrées commercialisables par l’ethnie hazara de confession ismaélienne dont le leader est l’Aga Khan : l’opium d’abord, mais aussi l’huile que l’on tire des graines[3]. Le pavot a d’autres utilisations. Une fois que les graines sont écrasées, on mélange les restes de la balle à du foin et des herbes afin d’obtenir un aliment pour le bétail appelé konjara qui passe pour être un fortifiant. Les tiges du pavot, séchées au soleil, sont utilisées pour alimenter le feu. Enfin on mélange les cendres ainsi obtenues pour obtenir du savon. Le plus médiocre sert à laver le linge, le meilleur est utilisé pour la toilette et il est réputé empêcher les cheveux de blanchir et de tomber.

Quant à l’opium qui n’est pas vendu, il a un usage dans la pharmacopée locale pour combattre la dysenterie ou les douleurs. Dans le Badakhshan, le pavot est donc, hier comme aujourd’hui, au cœur de la vie des paysans. Avant 1979, il constituait la culture de rente la plus rémunératrice dans une demi-douzaine d’autres provinces (contre 18 en 2000) dont  la plus grande partie de la production annuelle - 200 à 300 tonnes – était exportée en Iran et en Turquie pour être fumée ou transformée en héroïne.

Dix ans de guerre ont provoqué une augmentation considérable des productions, moins à cause des besoins en armes des moudjahidins que de l’absence du contrôle du territoire par le gouvernement central[4]. Les opposants au régime de Kaboul ont en effet reçu des États-Unis, de l’Arabie Saoudite ou de la Chine des quantités d’armes si considérables qu’ils n’avaient nul besoin d’argent de la drogue pour s’en procurer. On a pu évaluer que certaines années ils ont perçu pour environ 300 millions de dollars d’équipement alors que la vente de l’opium, durant la même période, n’avait rapporté que 21 millions de dollars aux paysans[5]. La plus grande partie des laboratoires fonctionnant dans les zones tribales du Pakistan, les quantités d’opium transformées sur place en morphine ou en héroïne, n’étaient encore que marginales[6].

Mais les contrebandiers, qui se chargeaient notamment d’approvisionner en armes les moudjahidins, ont pu développer sans entraves le commerce de l’opium. Les paysans, dont les superficies cultivables s’étaient rétrécies comme peau de chagrin du fait du bombardement systématique des récoltes par l’aviation gouvernementale ou qui s’étaient réfugié au Pakistan d’où ils ne retournaient qu’une fois ou deux par an pour s’occuper de leurs champs, ont été poussés à s’adonner la culture la plus rentable, celle du pavot. Cette activité avait d’ailleurs reçu la caution d’un certain nombre de mollah, comme Nasim Akhunzada dans l’Helmand qui avait lancé une fatwa dès 1981, proclamant que « le pavot devait être cultivé afin de financer la guerre sainte contre les troupes soviétiques et leurs laquais de Kaboul »[7]. Moyennant quoi, lui et ses frères, également mollah, consacreront durant toutes les années de guerre, davantage d’énergie à trafiquer qu’à combattre les communistes.

 

Les « mini-guerres » de l’opium

On estime, bien qu’il n’ait pas existé à cette époque de moyens de quantifier la production avec précision, que cette dernière était progressivement passée de quelques centaines de tonnes au début de la guerre à  des quantités se situant entre 1 000 et 1 500 tonnes dix ans plus tard. Une partie de la transformation de la production en héroïne n° 3 (brown sugar), s’effectuait dans les agences tribales du Pakistan sous le contrôle, et parfois pour le compte, des services secrets de l’armée pakistanaise, Inter Services Intelligence (ISI), chargés des livraisons d’armes aux moudjahidin qui tiraient profit du trafic d’héroïne pour financer des opérations secrètes de déstabilisation de l’Inde à travers le soutien aux rebelles sikhs du Penjab et musulmans du Cachemire. Les différents services secrets américains, en particulier la CIA, qui collaborait étroitement avec le ISI pour la livraison d’armes, était parfaitement au courant de ces activités, mais ont toujours fermé les yeux au nom de la priorité de la lutte anti-communiste.

C’est à partir du moment où les gouvernementaux se sont repliés dans les villes en 1988, que les Russes se sont retirés du pays en 1989 et qu’un gouvernement moudjahidin s’est installé à Kaboul en 1992, que la production a explosé. Le PNUCID l’estimait déjà à 2 000 tonnes au minimum pour 1991. C’est en 1994 que l’organisation onusienne, avec l’appui de l’Union européenne, mettait au point une méthodologie d’enquête sur le terrain très précise qui lui permettait d’établir que la production d’opium se situait aux environs de 3 400 tonnes sur 60 000 hectares. Elle se maintiendra au même niveau jusqu’en 1998, les fluctuations observées étant davantage dues aux aléas climatiques qu’à des variations des superficies couvertes par le pavot[8].

Une des principales causes de l’augmentation de la production après le retrait des troupes russes est le retour de nombreux réfugiés en Afghanistan. Entre 1991 et 1994, on estime en effet qu’un million et demi d’entre eux qui vivaient au Pakistan et dont l’immense majorité venait des provinces de l’est, en particulier du Nangahar, une des deux grandes zones productrices de pavot, sont rentrés dans le pays. Selon une enquête  menée conjointement en 1992 par l’Observatoire géopolitique des drogues (OGD) et l’ONG Mission d’aide aux économies rurales en Afghanistan (MADERA), dans les camps de réfugiés du Pakistan, 28 % des chefs de familles interrogés mentionnaient le pavot comme une des sources de revenus à laquelle ils envisageaient d’avoir recours pour reconstruire leur maison. L’opium de paix succédait ainsi à l’opium de guerre.

Mais, outre le problème du retour des réfugiés, une autre cause de l’explosion des productions a été la volonté d’un certain nombre de commandants de se prémunir, à partir de janvier 1992, contre l’arrêt des livraisons d’armes et de munitions de la part des Etats-Unis, annoncé à l’automne 1991, dans le cadre des accordés passés par ces derniers avec les Russes. Les semailles du pavot s’effectuant précisément à cette saison, le bruit courait à Peshawar que certain des commandants avaient recommandé aux paysans de semer davantage afin de se procurer une source alternative de financement. Entre 1992 et 1994, alors que l’anarchie et le banditisme se développent dans tout le pays, on observe des affrontements violents entre factions moudjahidin, en particulier dans les provinces de l’Helmand, du Kandahar et du Badakhshan, dont le motif est le contrôle de la récolte d’opium[9].

D’une façon générale, après la chute du régime communiste la drogue, en permettant le financement de l’autonomie des pouvoirs locaux, a favorisé la tribalisation du pays. Ainsi, dans le nord, selon des rapports des services secrets russes, le leader ouzbek Rachid Dostom, qui était leur allié durant la guerre contre les moudjahidin avant de changer de camp, tirait de substantiels bénéfices de la contrebande et du trafic d’héroïne en direction de l’Ouzbékistan et de l’ensemble de la CEI. Il est aujourd’hui vice-ministre de la guerre du président intérimaire Hamid Karzaï.

 

Les taliban et l’opium

Si l’on veut tenter de déchiffrer l’attitude des taliban à l’égard de la drogue, il convient de la  périodiser en fonction de leur lutte pour le contrôle total du pays. Entre la prise de Kandahar, en novembre 1994 et celle de Kaboul en 1996, l’objectif principal était la consolidation de leur assise territoriale. Il est difficile par conséquent de séparer ce qui tient à leur indifférence à l’égard du problème des cultures illicites et du trafic de drogues d’une manifestation de complicité passive ou active.

Lorsque les taliban s’emparent, entre la fin octobre et la mi-décembre 1994, des trois provinces de Kandahar, Zabul et Ghazni, c’est en proclamant que leur premier objectif est d’éliminer les bandes armées de moudjahidins et le second de faire la guerre aux cultures de pavot et aux productions de drogues, qui sont qualifiées d’« impies ». Après la prise de Kandahar un certain nombre de fumeurs de haschisch est effectivement emprisonné et des stocks d’opium brûlés. Cependant, dans la pratique, entre 1996 et 1998, les taliban se bornent à gérer la situation en taxant des productions dont les fluctuations répondent plujs aux variations climatiques qu’à des changements au niveau des superficies ensemencées. Seule une fraction de la production d’opium est transformée sur place en morphine et en héroïne, la plus grande partie l’étant essentiellement en Turquie, le reste au Pakistan ou dans certaines républiques d’Asie centrale et du Caucase.

La position du mouvement à l’égard de la drogue a été synthétisée, au début de l997, par le chef suprême des taliban, Mollah Mohammad Omar, lors d’une des rares interviews qu’il a accordé à la presse internationale. Cette dernière a été réalisée par Bizhan Torabi, de la Deutsch Press Agentur et repris en français par la revue Politique Internationale. A la question sur les drogues, Mollah Omar répond : « ...A long terme notre objectif est de nettoyer complètement l’Afghanistan de la drogue. Mais on ne peut pas demander à ceux dont l’existence dépend entièrement de la récolte du pavot, de passer du jour au lendemain à d’autres cultures et de trouver des marchés leurs nouveaux produits. Une chose est claire en tous cas : nous ne permettrons pas que l’opium ou l’héroïne soient vendus en Afghanistan même. Si des non-musulmans souhaitent acheter de la drogue et s’intoxiquer, ce n’est pas à nous qu’il appartient de les protéger […] Notre but à nous est d’éliminer graduellement toute production de drogue dans le pays afin de protéger notre jeunesse[10]. A la question concernant le prélèvement que nous effectuerions sur les revenus de la drogue, je répondrai que notre administration applique à tous les gains, quelle que soit leur origine, le taux d’imposition unique de 20 % conformément aux prescriptions de l’islam ». Il faut souligner ensuite que Mollah Omar, lorsqu’il évoque l’impôt, ne le limite pas aux productions agricoles, mais en parlant de drogue inclut implicitement l’héroïne.

A la fin de l’année 1995, les autorités iraniennes indiquaient que les saisies d’opiacés en provenance d’Afghanistan étaient à la hausse par rapport à l’année précédente, en particulier dans la province frontalière du Khorassan[11]. Des membres d’ONG occidentales ont effectivement vu des camions remplis d’opium, à peine recouverts d’une bâche, qui se dirigeaient vers l’Iran[12]. D’autres témoignages évoquent des convois d’opium, de morphine et de haschisch acheminés jusqu’au Pakistan sous la protection de taliban. Des cas de trafic au moyen de Boeing 727 de la compagnie afghane Ariana entre Kandahar et les Etats du Golfe ont été rapportés mais sans être étayés de preuves. Il est en revanche établi que de nombreux laboratoires sont passés des zones tribales du Pakistan dont le gouvernement était sommé d’agir par la communauté internationales, dans des régions contrôlées par les taliban le long de la frontière pakistanaise, jugées désormais plus « sûres » par les trafiquants. Ce mouvement se serait amplifié avec la prise de pouvoir du général Musharaf en 1997.

Très vite les taliban ont compris que la drogue pouvait être utilisée comme un élément de leur diplomatie  pour être reconnu comme gouvernement légitime de l’Afghanistan et occuper le siège de ce pays à l’ONU. Ainsi, en novembre 1996, Mollah Mohamed Gauss, ministre des Affaires étrangères envoyait une lettre Giovanni Quaglia, directeur de l’antenne du Programme des nations unies de contrôle internationales de drogues (PNUCID) à Islamabad, dans laquelle il déclarait notamment : «  Le combat contre la production, la transformation et le trafic de substances psychotropes n’est possible qu’à travers une coopération régionale et internationale ». Dans la même lettre, il rappelait l’adhésion de l’Afghanistan à la Convention de Vienne de 1988 sur les stupéfiants. Cette offre allait connaître un prolongement avec la visite, au début de novembre l997, de Pino Arlacchi, le directeur du PNUCID en Afghanistan. A la suite de négociations menées avec ce dernier, les taliban ont déclaré être disposé à éradiquer, dès l’année suivante, toutes les cultures de pavot dans le pays et à détruire les fabriques d’héroïne. Position maximaliste qui semble avoir pris par surprise le directeur du PNUCID qui a déclaré que cette proposition était trop radicale et qu’il avait proposé à ses interlocuteurs une politique plus « graduelle ». En échange, le PNUCID devait financer divers projets, d’abord dans les zones rurales, mais aussi une usine textile à Kandahar qui devait fournir 1 200 emplois, dont une partie devait être réservée aux femmes. Bien que ces accords étaient informels, ils ont été vivement critiqués, en particulier par l’Union européenne qui considérait qu’ils équivalaient à une reconnaissance de fait des taliban par les Nations unies. Les bailleurs de fonds du PNUCID se sont ensuite montrés très réticents à financer des projets en Afghanistan et seul un projet pilote de 16,4 millions de dollars sur dix ans, notoirement insuffisant pour répondre aux besoins des paysans, a finalement pu être mis en place. Les taliban se sont donc contentés de détruire quelques centaines d’hectares en 1999. Ils ont également lancé, à la mi-février 1999, une campagne contre les laboratoires d’héroïne de la province du Nangahar. Selon les porte-parole des autorités talibanes locales, 34 petites fabriques (qu’il serait plus juste d’appeler des « cuisines mobiles »), capables de produire de 10 à 12 kilogrammes d’héroïne par jour, surtout de la n°3 (brown sugar), mais également de la n°4 (white), ont été brûlées. Cela dans des zones isolées du sud des régions de Khoughianil et Shinwar, à la frontière qui sépare l’Afghanistan des agences tribales pakistanaises. On pouvait alors se demander si cette opération marquait un tournant dans la politique des taliban ou constituait un simple signe adressé à la communauté internationale afin de fléchir sa décision de ne pas reconnaître leur gouvernement et d’attirer des fonds destinés à combattre la drogue. Effectivement, après avoir annoncé le succès de leur opération, ils ont demandé aux “Nations unies et au monde” de leur apporter une aide “en échange des mesures prises”. Il semble en fait que cette opération ait été purement « cosmétique », les trafiquants en ayant été avertis à l’avance.

 

Pourquoi les paysans cultivent-il le pavot ?

le scepticisme des paysans à l’égard de la possibilité de substituer l’économie de la drogue a été nourri depuis une dizaine d’années par des facteurs comme l’absence de projets de développement rural sur une large échelle bénéficiant de financements à la hauteur de leurs ambitions et l’interruption des projets alternatifs du PNUCID pour des raisons politiques : évacuation du personnel des UN en 1998 et opposition des bailleurs de fonds à tout programme qui pourraient bénéficier aux taliban. Seule une aide substantielle et la prise en compte des raisons complexes qu’ont les membres des tribus pachtounes de cultiver le pavot, pourraient laisser espérer un recul durable de l’économie de la drogue.

Quasi simultanément avec le retrait des Russes de l’Afghanistan en 1989, le Programme des Nations unies pour le contrôle international des drogues (PNUCID) mettait en place un ambitieux programme de développement, l’ADCRP[13], afin de réduire les superficies de cultures du pavot dont la production dépassaient déjà 1 000 t d’opium et surtout de faire face au retour dans le pays des réfugiés qui pouvaient être tentés d’avoir recours à cette culture illicite pour reconstruire leur économie. Ce programme qui devait se prolonger jusqu’au mois mars 1996 bénéficiait d’un financement de 9,2 millions de dollars. Il se composait de plus de 200 projets (agriculture, élevage, santé, éducation, adduction d’eau, travaux d’infrastructure, etc.) dispersés dans les plus importantes provinces productrices : Badakhshan, Helmand, Kunar, Nangahar et Kandahar. Une quarantaine d’organisations non-gouvernamentale, afghanes et étrangères, était chargées de mettre en place ces projets en collaboration avec les communautés villageoises. Le Programme stipulait que les autorités de chaque village bénéficiaire devaient signer une « clause pavot » impliquant un engagement à ne plus cultiver cette plante.

Les évaluations postérieures du programme ont estimé que la « clause pavot » a eu des effets pervers : d’abord en provoquant des tensions entre les communautés et les organisations de développement ; ensuite en poussant les communautés qui ne produisaient pas d’opium jusque là, à menacer de le faire pour attirer l’aide de la communauté internationale. D’un point de vue plus global, il est estimé que si « ce programme a eu un rôle important dans la reconstruction de l’Afghanistan, son impact sur la réduction des cultures de pavot a été marginal »[14]. La première enquête de terrain menée par le PNUCID montrait que la production dépassait 3000 t en 1994. Faute de fonds alloués par les pays donateurs du PNUCID, il a été mis fin au programme avant son terme.

En mars 1997, a été lancé, toujours par l’organisation onusienne, un « Programme pilote » dont un des quatre volets (C28) concernait la réduction des cultures de pavot. Pour éviter la dispersion du projet précédent, il se concentrait sur quatre districts seulement, dont trois (Ghoraz, Khakrez et Maiwand) étaient situés dans la province de Kandahar et le quatrième dans celui de Shinwar, à l’est du pays, un des « berceaux » de la culture du pavot en Afghanistan. Les paysans s’étaient engagés à éliminer le pavot au bout de quatre ans. Cependant sur un budget initialement estimé à 10 millions de US dollars, seuls 4 millions de dollars ont été recueillis auprès des bailleurs de fonds et effectivement investis. Selon les évaluations du PNUCID, en prenant  pour base la production de 1998, en 2000, la réduction était de 5 % à Shinwar, 49 % à Ghorak, 60 % à Maiwand et 61 % à Khakrez. Mais le rapport du PNUCID concluait que la diminution observée dans les districts de Kandahar devait être attribuée à la sécheresse et non aux effets du programme. Un autre projet de développement mené dans l’Helmand par une ONG des Etats-Unis, Mercy Corp International, financée par son gouvernement, n’a pas eu plus de succès : en dépit des engagements signés par la population, les superficies de culture ont augmenté en 1999 provoquant le retrait de MCI.

Pour l’expert qui s’est penché sur les raisons de cet échec, il tient d’abord à la non prise en compte de la complexité et de la diversité des relations entre la culture du pavot et l’économie familiale des paysans[15]. Il observe d’abord que même en 1999, année de production record avec 4 500 t, seuls 2,6 % des terres arables de l’Afghanistan étaient consacrés à la production d’opium. D’autre part, l’intensité des cultures de pavot diffère de manière considérable dans le même district. Par exemple dans celui de Achin de la province du Nangahar, où la taille moyenne des propriétés se situe au-dessous de 0,5 ha, 65 % de la superficie cultivable est emblavée en pavot alors que dans le district de Surkhrud, situé dans la même province, moins densément peuplé, où les fermiers sont beaucoup moins pauvres et où la productivité du pavot est plus élevée, seule 10% de la superficie est consacrée au pavot. De même dans l’Helmand, les cultures sont plus importantes dans les districts du nord où les paysans possèdent des terres plus réduites et où l’accès à l’eau et au marché est problématique. D’une façon générale, sur une même exploitation, la mono-culture du pavot est exceptionnelle et dépasse rarement 70 % des terres arables. Même dans les villages où on se livre à une culture intensive de cette plante, certains paysans ne la sèment pas. Toutes ces observations empiriques suggèrent que la culture du pavot dépend en grande partie de facteurs locaux et qu’elle n’offre pas la même rentabilité pour tous les producteurs.

Selon une étude menée par une ONG française de développement dans un district du Nangahar, s’il est incontestable que la culture du pavot rapporte davantage que toute autre production, la plus value obtenue par hectare par rapport à une production légale comme le blé n’est que trois fois plus élevée dans le cas de terre non irriguée et de six fois plus dans le cas de terres irriguées[16]. D’autre part des fluctuations assez importantes existent entre les prix payés aux producteurs par les collecteurs d’opium travaillant pour les trafiquants[17].

Au moment de la récolte de 1997, l’opium humide (qui perd environ 30 % de son poids en séchant) était payé 30 dollars le kilo aux producteurs dans l’Helmand et le Kandahar, 40 dollars dans le Nangahar et 65 dollars dans le Badakhshan. Les paysans les plus pauvres, qui vendent leur récolte deux ou trois mois à l’avance, sont payés 20 % à 30 % moins cher. Mais ceux qui peuvent attendre deux ou trois mois après la récolte peuvent espérer multiplier par deux les prix payés bord-champ, c’est-à-dire, en tenant compte de la perte en poids de l’opium, un gain d’environ 20 %.

Mais outre le prix payé au producteur, d’autres éléments poussent le producteur à cultiver le pavot. Traditionnellement le prix de location d’une terre par des propriétaires terriens à des métayers était calculé en fonction de sa productivité en blé, ce qui laissait à ces derniers le choix des cultures auxquelles ils se livraient. Aujourd’hui, dans l’est du pays, la tendance est d’évaluer le prix de la terre en fonction de la quantité d’opium qu’elle peut produire, ce qui ne laisse guère d’autres choix aux locataires que de cultiver le pavot. Le propriétaire fournit également à son métayer l’eau, les semences, les bœufs ou le tracteur. Le métayer, pour sa force de travail (qui représente, du fait de son coût élevé, 90 % de l’investissement), reçoit un tiers du prix de la récolte dans le sud et la moitié dans l’est. C’est bien entendu le propriétaire qui, pour une participation de 10 % à l’investissement global dans la production, tire l’avantage le plus substantiel d’un tel arrangement. Souvent aussi, l’argent tiré de l’opium permet aux paysans de se livrer à des cultures d’autres denrées agricoles. Des enquêtes de terrain menées en 1999 dans l’Helmand montrent que 50 % des terres faisant l’objet d’un accord pour un partage de la récolte, étaient cultivées en pavot et 23 % en blé.

Un autre des avantages de la production d’opium par les paysans c’est qu’elle donne accès au crédit, ce qui n’est généralement pas le cas pour les productions licites. Et ceci sous deux formes : les commerçants vendent des biens à crédit aux paysans qui seront payés au moment de la récolte sous forme d’opium. Surtout, à travers le système connu comme salam, les collecteurs d’opium achètent à l’avance (parfois jusqu’à deux ans) la récolte. Dans ce cas, cette dernière est payée à la moitié de sa valeur. Cela permet notamment aux paysans d’acheter de la nourriture durant l’hiver. Ce système peut se révéler désastreux pour le paysan dans le cas où ses cultures de pavot sont frappées par les intempéries comme cela a été le cas dans l’Helmand durant la saison agricole 1997/1998 où elle n’a été que la moitié ou le quart de ce qui était attendu. Dans ce cas le paysan doit acheter de l’opium pour payer sa dette en nature, s’endetter davantage, vendre ses terres ou s’enfuir au Pakistan.

Pour ceux qui avaient vendu leur récolte un an ou deux ans à l’avance, l’interdiction de Mollah Omar a été une catastrophe. Ceux qui n’ont pas eu à vendre leur terre étaient, à l’automne 2001, dans l’obligation de cultiver le pavot, pour payer (ou amortir) leur dette. Il est en outre beaucoup plus facile d’interdire de semer en automne (comme l’avait fait les taliban) que de détruire les plantations, comme se serait le cas dans les prochains mois si le gouvernement mettait ses menaces à exécution, une fois qu’elles sont sorties de terre. Car, dans ce cas, le paysan a sous les yeux le fruit de ses efforts et une possibilité très concrète de gagner de l’argent. Enfin, la prise en compte de la complexité des raisons, évoquées plus haut, qu’ont les paysans de cultiver le pavot, implique des initiatives qui ne sont guère réalistes dans la situation actuelle de l’Afghanistan. D’abord la mise en place d’une politique de crédits aux plus démunis. Ensuite comme ce sont ceux qui possèdent le moins de terre qui se livrent aux productions illicites sur des terres louées au plus riches, une réforme agraire serait un élément important de la lutte anti-pavot. Or, précisément, c’est la tentative faite par le gouvernement communiste de distribuer les terres, certes de façon brutale et maladroite, qui a provoqué le soulèvement des tribus il y a une douzaine d’années.

 

Les narco-profits des taliban

Si les taliban n’ont pas éradiqué plus tôt le pavot, c’est d’abord c’est pour ne pas perdre le soutien des tribus pachtounes dont les membres vivent de cette culture. C’est également parce qu’ils avaient besoin de trouver des ressources de financement alternatives pour financer la dernière étape de la guerre contre Massoud à un moment où les fonds en provenance d’Arabie saoudite et du Pakistan avaient tendance à diminuer. Enfin l’économie du pays étant en ruine ils n’avaient guère comme autre ressource que les taxes sur le commerce transfrontalier légal et sur la contrebande. Quel était donc le montant des profits tirés par les taliban de la production et du trafic de drogues à ses différentes étapes ? Nous disposons en ce qui concerne les productions d’opium de données extrêmement précises sur un district de la province de Nangahar.

Les taliban appliquaient à l’opium le système de prélèvement islamiste sur les récoltes et de redistribution  aux plus pauvres, appelé ochor. Ils exigaient trois parts des paysans : une part était redistribuée aux personnes démunies du village (aveugles, handicapés, veuves, orphelins, etc.) et deux parts étaient gardées par les taliban. Ce prélèvement en nature était effectué sur la récolte de chaque produit. Il était par exemple  d’un dixième de la récolte pour les céréales dans les zones bien irriguées et  d’un vingtième dans celles qui le sont mal. En ce qui concerne l’opium, la taxe, toujours en nature, était de 1/8ème[18].

Mais dans ce cas elle n’est bien sûr pas redistribuée par les taliban mais revendue aux laboratoires d’héroïne. Il est donc possible de tenter une évaluation de ce que rapportait aux taliban la production et le trafic, en supposant que rien n’échappe à leur contrôle, ce qui n’était probablement pas le cas. En l997, selon le PNUCID, 634 tonnes d’opium ont été récoltées dans la province du Nangahar, dont 79 tonnes, représentant environ 5 millions de dollars, auraient été revendues par les taliban. L’impôt sur les laboratoires est actuellement de 70 dollars par kilogramme d’héroïne qui en  sort [...], soit 5 530 000 US dollars. Ensuite, les taliban autorisent le transport d’héroïne moyennant 250 dollars par kilogramme. En échange, le porteur se voit remettre un laissez-passer qu’il montre à chaque point de contrôle. Ces taxes sur le transport ont donc théoriquement rapporté aux taliban dans le Nangahar 15,8 millions de dollars. En résumé, les ponctions opérées aux différents niveaux de la production, de la transformation et du trafic rapportaient donc, au total, 30 millions de dollars. Si l’on veut tenter d’évaluer les entrées représentées par la drogue au niveau du pays, il faut multiplier ce chiffre environ par trois, soit une centaine de millions de dollars[19]. L’équivalent des taxes perçues sur le commerce légal et la contrebande transfrontaliers. En revanche, il n’existe pas de preuve que les taliban aient eux-mêmes géré des laboratoires d’héroïne ni exporté la drogue.

En 1999 et 2000, tous les records ont été battus avec respectivement une production de 4 500 t et 3 400 t. Mais, même dans ce cas, tous les experts[20]sont d’accord pour estimer que les taxes perçues par les taliban sur la production agricole d’opium (dont la plus grande partie était levées en nature), les laboratoires de transformation et le transit de la morphine et de l’héroïne, se situaient annuellement entre 50 et 100 millions de dollars.

Une somme minime en regard de l’aide apportée (soit sous forme monétaire, soit en armement) par l’Arabie saoudite et le Pakistan, les principaux soutiens des taliban. Il est probable que les revenus de la drogue ont avant tout contribué à renforcer leur potentiel militaire contre l’Alliance du Nord et à faire fonctionner le minimum de structures administratives dans le pays. En revanche Ben Laden a vraisemblablement eu recours à sa fortune personnelle, à celle de proches et au réseau de riches arabes (saoudiens et ressortissants des Émirats arabes unis) qui soutenaient, et continuent à soutenir depuis le 11 septembre, les réseaux islamistes et terroristes. D’ailleurs dans une étude (rendue publique en décembre 2001) du ministre des Finances du Front uni (Alliance du Nord), Wahidullah Sabawoon, que l’on ne saurait soupçonner de partialité sur ce point, ce dernier affirme que loin de recevoir de l’argent des taliban, c’est Ben Laden qui sur ses propres deniers, contribuait à financer les taliban[21]. Il n’est cependant pas exclu que d’autres branches locales des réseaux Al-Qaida aient recours à l’argent de la drogue. C’est probablement le cas de groupes fondamentalistes d’Asie centrale, comme celui de Djouma Namangami[22], l’un des fondateurs du Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MOI), dont les bases étaient situées, avant le 11 septembre dans le nord de l’Afghanistan.

A la fin du mois de juillet 2000, l’Emir Mollah Omar a publié un décret interdisant la culture du pavot comme impie. Ses envoyés dans les zones productrices ont affirmé aux paysans que la sécheresse qui frappait le pays était une punition d’Allah pour avoir cultivé la drogue. Le résultat est que ces derniers, sans que les taliban aient à user de beaucoup de pressions, se sont en général abstenus de semer le pavot à l’automne. Une étude de terrain du PNUCID[23] menée au début de l’année 2001 dans les deux principales provinces productrices, l’Helmand et le Nangahar, ainsi que dans les autres régions sous contrôle des taliban, fait apparaître que les surfaces cultivées y sont passées de 71 000 hectares en 2000 à 27 h en 2001.

L’initiative de Mollah Omar avait sans doute pour objectif de lever un des principaux obstacles à l’attribution à l’ONU du siège de l’Afghanistan aux taliban alors qu’ils pensaient être en mesure de balayer en 2001 les forces de l’Alliance du Nord dirigées par Shah Massoud. Les sanctions de l’ONU ont renforcé le secteur des « durs » à l’intérieur du mouvement qui ont décidé de la destruction des bouddhas de Bamyian, ce qui a réduit à néant les bénéfices que pensaient tirer les taliban de l’éradication de l’opium. Il n’est pas exclu non plus que cette mesure ait été financièrement compensée, totalement ou en partie, par les mafias pakistanaises et centrale asiatique de la drogue, qui du fait des stocks accumulés au cours des deux récoltes record des années précédentes, risquaient de voir s’effondrer les prix de l’héroïne sur le marché international.

 

La reprise des cultures sur grande échelle en 2002

Le 25 octobre 2002, le Programme des Nations unies pour le contrôle international des drogues (PNUCID) a rendu public son estimation de la production d’opium afghane en 2002 : environ 3 400 t sur 74 000 hectares, soit beaucoup plus que ses estimations préliminaires du mois de mars (entre 1900 et 2700 t). Cette différence est attribuée au fait que beaucoup de paysans ont semé plus tardivement que d’habitude. L’année précédente, du fait de l’interdiction des taliban, la récolte n’avait été que de 185 t. Cependant le PNUCID exonère le gouvernement Karzaï de toute responsabilité dans cette récolte record (équivalente à celle de 2000 et la seconde par son importance dans l’histoire du pays après celle de 1999 : 4 500 t) en faisant remarquer qu’il n’était pas constitué lorsque se sont effectuées les semailles, au dernier trimestre 2001.

Curieusement, ce rapport passe complètement sous silence les campagnes d’éradication du printemps 2002. Les britanniques auraient en effet consacré 23 millions de dollars (environ 750 dollars par hectare) dans la seule province du Nangahar, à l’indemnisation des paysans qui arrachaient volontairement leur pavot. On ne sait donc pas si la production annoncée par le PNUCID se situe avant ou après éradication comme cela aurait dû être annoncé. Ce silence laisse penser, qu’en dépit de l’argent dépensé, les résultats de l’éradication ont été peu significatifs. Rien d’étonnant car, sur le terrain, l’argent au lieu d’aller aux paysans, auraient été partagé entre les seigneurs de la guerre et les chefs de tribu. Mais des dizaines d’agriculteurs qui résistaient aux « éradicateurs » ont été tués.

Plus grave, le rapport du PNUCID s’arrange pour passer sous silence que c’est dans les régions contrôlées par l’Alliance du Nord que la croissance de la production d’opium a été le plus spectaculaire. Déjà, en 2001, alors que cette dernière avait pratiquement disparu des régions contrôlées par les taliban, elle avait presque triplé dans le Nord du Pays. Différentes fuites depuis mars, suggérait qu’elle aurait encore doublé en 2002. Grâce à un tour de passe-passe, le PNUCID évite de mettre en relief cette réalité. Alors que dans tous ses rapports précédents, il indiquait la production dans toutes les provinces d’Afghanistan, dans celui-ci ne figure que les cinq principales d’entre elles, dont le Badakshan (située dans le nord) qui figure au troisième rang avec 300 t (derrière les provinces pachtoune de l’Helmand, 1300 t et du Nangahar, 1030 t). Il n’est donc pas possible de faire la somme des productions dans les zones tenues par les ministres du gouvernement. Mais même pour le Badakhshan, aucune donnée sur les année précédentes ne permet d’évaluer l’augmentation de la production. Il faut revenir au rapport final 2001, pour constater que la production était de 150, 7 t et qu’elle a donc doublé depuis dans cette région tenue par des commandants de l’Alliance du Nord (en particulier tadjik) qui sont majoritaires au gouvernement. Si le gouvernement Karzaï n’est pas responsable de la reprise de la production dans les provinces pachtounes, il l’est en revanche très largement de l’accroissement de la production dans le nord du pays. Et il est très grave qu’un organisme des Nations unies se livre à des manipulations politiques (sous pression des Etats-Unis selon certains observateurs) dans des rapports supposés objectifs. Le départ de l’ancien directeur Pino Arlacchi en décembre 2001, accusé de diverses malversations et manipulation de l’information, n’a donc pas fondamentalement changé les pratiques de cette organisation.

Au printemps 2003, les productions devraient connaître une nouvelle croissance. Un rapport préliminaire du PNUCID montre que si les cultures sont en baisse dans les grandes régions de production traditionnelle de l’est (Nangahar) et du sud (Helmand), elles se développement ou apparaissent dans de nouvelles province, comme le Kunar et le Nouristan à l’est[24]et la région de Bamiyan au centre du pays. Les Etats-Unis, par la bouche du représentant de la DEA à Kaboul ont déclaré au début de l’année, qu’il n’était pas possible pour le moment de changer la situation. Cet immobilisme, qui contraste avec l’attitude volontariste qu’ils manifestent par exemple en Colombie, a des raisons politiques. Les deux plus importantes régions de culture, le Nangahar et l’Helmand, sont des régions pachtounes qui ont été des fiefs des taliban et qui sont donc plutôt hostiles à un gouvernement dominé, même si Karzaï appartient à l’ethnie pachtoune, par les tadjik de l’Alliance du Nord. La priorité pour les Américains est que le gouvernement actuel étende son contrôle à l’ensemble du pays. S’attaquer à la culture du pavot et au trafic d’héroïne c’est ouvrir un nouveau front et retarder d’autant le ralliement des tribus pachtounes au gouvernement central. La lutte contre la drogue n’est donc pas (ou plus) une priorité. Le problème c’est qu’en dépit de l’accroissement de la production, les prix de l’opium se maintiennent à des prix très élevés depuis la fin de l’année 2002 : environ 500 US dollars (au lieu de 70 au maximum à l’époque des taliban). Il s’agit probablement d’une politique des trafiquants à travers la constitution de stocks pour se prémunir contre une action de la communauté internationale. Le résultat est qu’au lieu de moins d’un million de dollars, l’argent de la drogue représente plus d’un milliard de dollars au sein de l’économie afghane, et donc un véritable moteur qui constitue une entrave au développement des activités légales. Plus que jamais, c’est la dépendance à l’argent de la drogue, plus qu’au produit lui-même qui menace le peuple afghan comme celui de la Colombie[25].

 


[1] Sur les Moghols et l’opium voir PNCB « Prevention Ressource Consultant Network », vol 1, Islamabad 1990.

[2] Les développements sur la période 1920-1979 sont empruntés à  « Main Centres of Illicit Opium Production. Afghanistan » in ODCCP « Global Ilicit Drugsd, pp 30-44.

[3] AFGHANAIS “Opium cultivation in Badakhsan province”. Peshawar, novembre 1989.

[4] Alain Labrousse “La drogue, l’argent et les armes”, Parits, A.Fayard, 1991, pp 100-120.

[5] Doris Buddenberg “Implication of Drug Policy in Pakistan and Afghanistan”. Communication à “La géopolitique mondiale des drogues”, colloque OGD/OEDT, Paris, du 10 au 12 décembre 1990.

[6] Alain Labrousse, op.cité pp 29-100.

[7] Imran Akbar “Heroin: The Pakistan Connection”, Eastern Review, Londres, janvier 1989.

[8] Voir les différents rapports annuels de l’UNDCP “Afghanistan. Opium Cultivation & Production ». Les estimations du département d’État sont très sensiblement inférieures à celles du PNUCID. Pour l’explication à cette différence voir OGD « La géopolitique mondiale des drogues 1998/1999 », Paris 2000, pp 28-30.

[9] OGD “La drogue nouveau désordre mondial”. Paris, Hachette/Pluriel pp 33-35.

 

[10] On voit jusqu’ici la similitude d’un tel discours avec celui tenu par un groupe “marxiste” comme les FARC.

[11] Drug Control Headquarters (DCHQ) The National Drug Control Report – 1995, Teheran 1996.

[12] Stéphane Allix “Afghanistan, aux sources de la drogue”, Paris, Ramsay, 2003.

[13]Afghanistan Drug Control and Rural Rehabilitation Programme, 1989-1996.

[14] David Mansfiel [mim] « The Economic Superiority of Illicit Drug Production: Myth and Reality. Opium Cultivation in Afghanistan”, août 2001, 16 p.

[15] Idem.

[16] MADERA « Quelques bonnes raisons pour cultiver le pavot. Analyse des facteurs d’adoption du pavot dans l’est de l’Afghanistan (Surkh Rod district). Paris, Ministère des Affaires étrangères, mars 1999, pp 32-37.

[17] Ces données se fondent sur un prix de l’opium fluctuant entre 30 et 70 dollars, moyenne des cours  entre 1994 et 2000. A partir de 2001, l’existence de stocks, l’interdiction des taliban, l’intervention étrangère, ont entraîné une hausse des prix (de 300 à 700 US dollars le kilo d’opium) qui rendent cette production illicite beaucoup plus rentable (voir infra).

[18] MADERA, op.cité

[19] Les profits tirées par les FARC de la drogue sont sensiblement plus élevés : ils sont en général évalué à un minimum de 300 millions de dollars.

[20] En particulier ceux du Programme des Nations unies pour le contrôle internationale des drogues (PNUCID) et de l’Observatoire géopolitique des drogues (OGD).

[21] Pierre-Arnaud Chouvy Les territoires de l’opium. Conflits et trafics du Triangle d’or et du Croissant d’or. Genève, Olizane, 2002 p. 143.

[22] Namangami aurait été tué au moment de l’intervention américaine.

[23] UNDCP Global Impact of the Ban on Opium Production in Afghanistan, July 2001 (second update)

[24]Afghanistan. Opium Rapid Assessment Survey”, Karachi/Peshawar, mars 2003.

[25] ODC “The Opium Economy in Afghanistan. An International Problem”. New York/Vienne, 2003, 215 p. Malgré des insuffisances dictée par prudence “politique”, ce rapport, disponible sur le site internet d’UNDCP, constitue à ce jour la meilleurs étude sur la production de drogue afghane et ses effets sur les pays voisins.

 


Home Iniciativas Ponencias Documentos Mama Coca

©2003 Mama Coca. Please share this information and help us to circulate it quoting Mama Coca.